Michel Lalet : ce que signifie être « Auteur de jeux de société »
« Michel, tu es auteur de jeu : c’est par exemple toi qui a créé le jeu Abalone. Et tu es également essayiste : tu viens de publier un ouvrage intitulé « Auteur de jeux de société » où tu défends la spécificité du métier d’Auteur de jeu »
Olivier : Michel, bonjour, merci de nous accorder cette interview. Tu es compositeur, parolier et auteur de jeux de société. C’est notamment toi qui a créé le jeu Abalone qui s’est vendu à près de 12 millions d’exemplaires dans 30 pays différents. Tu es également essayiste : tu viens de publier un ouvrage intitulé « Auteur de jeux de société » où tu défends la beauté et la spécificité du métier d’auteur de jeux. Tu y évoques par exemple les différences d’avec le théâtre : au théâtre, le spectateur est le plus souvent assis, passif, face à la mise en scène tandis que le joueur est à la fois spectateur et acteur de son propre jeu. La notion de classement des jeux par « pathologies » était également particulièrement intéressante : en effet, les jeux sont le plus souvent classés par genres quand il s’agirait plutôt de les classer en fonction de ce qu’ils provoquent chez les individus. Bref, te lire a été passionnant, et dans la continuité de la conférence que nous avons donné ensemble au Clubb de Boulogne-Billancourt, j’avais envie de t’écouter davantage sur le sujet. Ma première questions touche à la nature du jeu. Qu’est-ce que la nature profonde du jeu selon toi ? À quoi est-ce que ça touche ?
Michel Lalet : La réponse triviale consiste toujours à renvoyer à l’enfance. C’est un peu court. Le jeu d’enfant est le plus souvent un simulacre : « Faire semblant de… » ; « faire comme si… » et il est de l’ordre de l’apprentissage. Et en effet, mieux vaut jouer à sauter du haut d’un arbre que de le faire véritablement. Ici, « le jeu est la fiction du faire », selon la jolie définition qu’en donne le blogueur Oscar Barda. Et il ne faut toutefois pas se méprendre, car les jeux d’enfants sont déjà fortement structurés en des fictions réalistes. Les enfants qui jouent aux cow-boys et aux indiens savent que ni les chevaliers du moyen-âge ni les dinosaures n’ont de place dans un tel jeu. Très clairement, les enfants fictionnent le réel dans leurs jeux inventés, mais ne confondent pas les différents domaines du réel qu’ils y abordent. Sinon, ce ne serait pas du jeu !
« Ce qui est commun à l’enfant et à l’adulte « qui font comme si… » c’est à la fois le besoin d’imaginaire et les limites naturelles à leurs capacités d’action »
Ce qui est commun à l’enfant et à l’adulte « qui font comme si… » c’est à la fois le besoin d’imaginaire et les limites naturelles à leurs capacités d’action. Imaginaire et rationalité sont des composantes profondément inscrites chez l’être humain, comme le sont la sexualité, la spiritualité ou la sociabilité. L’imaginaire peut nous porter à tous les dérèglements. La rationalité nous retient d’en faire un usage dangereux pour nous-mêmes ou pour nos semblables. Le jeu s’inscrit dans cette tension. On voit mal un dictateur sanguinaire jouer à faire semblant et moins encore un assassin psychopathe jouer à faire comme si… parce que lui, fait vraiment ce que son imaginaire lui dicte et ne donne pas de limitation à ses supposées capacités ou aptitudes. Ce défaut de rationalité ne signifie cependant pas la perte de l’imaginaire. Dans les deux cas évoqués ici, pour le pire.
« Les enfants apprennent à dompter leur imaginaire, tandis que les adultes lui offrent de temps à autres un écrin »
Pourquoi croit-on que les adultes se livrent à des jeux d’enfants ? Parce que le jeu est omniprésent chez ces derniers. Parce qu’il est patent que les enfants jouent tout le temps et qu’on ne les voit guère dans d’autres activités que celles-là ! En réalité, les enfants ne jouent pas de la même manière que jouent les adultes : les enfants apprennent à dompter leur imaginaire, tandis que les adultes lui offrent de temps à autres un écrin ! Les enfants n’ont rien d’autre à faire en réalité ! Ce ne sont pas eux qui règlent le transport aérien, qui opèrent les appendicites, qui créent des bulles financières à Wall-Street ou ailleurs ni plus fondamentalement, qui se préoccupent du gîte et du couvert du groupe humain auquel ils appartiennent ! Il se trouve cependant que les adultes que nous sommes ne sont rien d’autre que d’anciens enfants. Et dès que l’un d’entre nous se laisse porter de manière visible par son imaginaire, on est tenté de croire qu’il adopte et retourne à des comportements enfantins. Rien n’est plus faux que de croire que nos retraits temporaires de la vie active sont l’écho ou le symptôme d’une attitude enfantine. L’imaginaire est présent du premier au dernier jour de la vie humaine. Il n’y a pas de rupture à la présence des deux composantes, imaginaire et rationalité, entre l’enfant et l’adulte qu’il devient, mais seulement une continuité qui prend des formes différentes. Nous sommes des êtres où la composante sociale et la rationalité nous portent l’une et l’autre à contrôler notre imaginaire, à limiter ses débordements, à endiguer ses excès les plus critiques. Dès lors nous inventons des jeux et surtout, nous jouons à des jeux contrôlés et contrôlables… Pour « faire comme si… » plutôt que d’adopter le comportement du dictateur ou du psychopathe !
« Dans la rue, s’amuser à ne pas marcher sur le joint qui sépare les dalles est un jeu. Faire tenir sa fourchette en équilibre sur son verre est un jeu »
Il n’y a rien de plus complexe à définir ce que sont les jeux et surtout ce qu’est « le jeu ». Car tout est jeu. Le jeu est présent à chaque instant, dans la plupart des actes de nos vies, dans les interstices de nos activités dites sérieuses et même, s’insinuent au milieu d’elles pour nombre d’entre nous. Dans la rue, s’amuser à ne pas marcher sur le joint qui sépare les dalles est un jeu. Faire tenir sa fourchette en équilibre sur son verre est un jeu. Disposer des miettes de pain sur une nappe de sorte à créer des formes géométriques est un jeu. Tous nous faisons cela et quantité d’autres choses encore qui, si elles ne sont pas jeux, se nomment aussi parfois humour, ironie, blague, détournement…
« L’adulte ne peut plus seulement dire : « on dirait qu’on ferait comme si… » et deux secondes plus tard tendre le pouce pour changer la règle et même dire « pouce mouillé » pour signifier qu’il refuse dorénavant de s’y soumettre. Le cadre consenti est essentiel »
On le fait seul. Mais cet imaginaire peut voyager des uns aux autres. L’homme est un être social et a le souhait de partager cet humour, cette ironie, ces détournements avec les autres. En groupe, un consentement peut s’établir pour partager ce désir de jouer. La différence avec l’enfance dans ces instants-là, c’est que nous avons besoin de structures définies, de cadres plus constants, d’une pérennité dans la durée des règles que nous donnons au jeu que nous voulons partager (ce besoin s’exprime de la même manière chez les enfants âgés de sept ou huit ans). L’adulte ne peut plus seulement dire : « on dirait qu’on ferait comme si… » et deux secondes plus tard tendre le pouce pour changer la règle et même dire « pouce mouillé » pour signifier qu’il refuse dorénavant de s’y soumettre. Le cadre consenti est essentiel. Le cadre et la structure d’un jeu peuvent non seulement être intéressants en tant que tels, mais de surcroît, ils protègent chacun de l’arbitraire de tous les autres. On en vient dès lors à ce qu’en a dit le linguiste et grammairien Émile Benveniste : « C’est le jeu qui détermine les joueurs et non l’inverse. Il crée ses acteurs, il leur confère place, rang, figure ; il règle leur maintien, leur apparence physique, et les fait, selon les cas, morts ou vivants. »
On n’est plus du tout dans le cadre du jeu d’enfant, souple, fluctuant, changeant, illimité dans ses débordements et parfois ses incohérences mais bien dans celui conçu pour permettre aux adultes de conjuguer imaginaire et rationalité dans un espace parfaitement défini. En tant qu’auteur de jeu, ma réflexion me porte bien entendu à épouser cette définition. Avec une série de nuances et de codicilles qui font appel à la notion de responsabilité qui est celle d’un individu qui prétend, d’une manière ou d’une autre, déterminer les joueurs.
Olivier : nous parlions en début d’article de cette bascule qui s’opère dans le jeu. Du fait que le joueur n’est plus un simple spectateur de théâtre mais qu’il devient acteur et participant de jeu à part entière ? Qu’est-ce que le fait de passer de l’un à l’autre requiert ? Qu’est-ce que cela révèle ? Quelles sont les questions que ça soulève ?
« Entre l’ensemble des formes artistiques reconnues et celle de la création de jeux, le premier distinguo se trouve avant tout dans leurs relations au public. Les premières donnent à entendre ou à voir… La dernière donne à faire »
Michel Lalet : au cœur de cet essai que je viens de publier, il y avait ce constat qu’entre l’ensemble des formes artistiques reconnues et celle de la création de jeux, le premier distinguo se trouve avant tout dans leurs relations au public. Les premières donnent à entendre ou à voir… La dernière donne à faire ! Ce n’est pas à proprement parler un enjeu – même si on peut développer ce point – mais d’abord un constat, une réalité, la nature même de cette forme particulière qu’est le jeu. Naturellement, on pourrait s’émerveiller si telle ou telle des formes artistiques préexistantes offrait à ses spectateurs, à ses écouteurs ou à ses regardeurs, la possibilité de se glisser à l’intérieur même de l’œuvre créée ainsi qu’on le fait avec le jeu. Et puisque vous évoquez le théâtre, prenons un exemple simple : si elle était un jeu, voici une pièce de théâtre qui par son écriture même peut se passer de metteur en scène. Voici une pièce de théâtre où la salle et la scène ne font plus qu’un. Voici une pièce de théâtre où la progression dramatique et les répliques s’échangent de manière fluide et logique entre l’ensemble des personnes présentes. Mais surtout, voici une pièce de théâtre qui est cependant spécifique, distincte de toutes les autres, possédant son propre scénario, sa propre tension, son propre cheminement, sa propre fin, différente de celles qui l’ont précédé… Devant une telle performance, tous et chacun s’esbaudiraient ! Devant une telle innovation, on ne pourrait que louer le génie de ceux qui en auraient été à l’origine… Mais pourtant cette forme existe, modestement. On la nomme jeu de société. Il en irait de même avec le domaine du livre : imaginez que chaque lecteur apporte son grain de sel (ou de sable) à l’intrigue, l’enrichisse de son propre style, le torde autant qu’il le peut pour l’entraîner dans son chemin à lui. Imaginez cela, mais surtout, imaginez que ce livre, sans cesse renouvelé, offrira fondamentalement la même expérience à ses lecteurs, fera naître chez chacun des émotions comparables, forgera une expérience de sensations ou de pensées aussi semblables qu’il est possible de le faire avec un livre. Là encore, on verrait la marque d’une nouveauté inouïe. Mais pourtant cette forme existe, modestement : c’est le jeu de société ! Et l’on pourrait projeter cette même transposition sur chacun des arts dits majeurs : peinture, danse, musique, etc, en y introduisant l’apport du spectateur devenu acteur avec pour résultat un constat similaire : cette forme existe, modestement. Elle se nomme jeu de société !
Pour quelle étrange raison n’a-t-on pas réalisé que ce « théâtre » qui impliquait le spectateur existe, même s’il se présente sous une forme très différente du théâtre avec sa scène, ses sièges, sa lumière et ce fameux « Quatrième mur » qui sépare les acteurs des spectateurs ?
« Sans doute que la forme a toujours fait obstacle à cette compréhension : une boîte, des bouts de bois ou de carton, un scénario nommé règle de jeu et surtout, depuis un siècle, des lieux de mise à disposition de ces objets qui se nomment « magasin de jeux et jouets ». Le jeu n’a rien à voir avec le jouet »
Sans doute que la forme a toujours fait obstacle à cette compréhension : une boîte, des bouts de bois ou de carton, un scénario nommé règle de jeu et surtout, depuis un siècle, des lieux de mise à disposition de ces objets qui se nomment « magasin de jeux et jouets ». Le jeu n’a rien à voir avec le jouet ! Jamais le jeu n’aurait dû consentir à être vendu dans des magasins de jouets ! Il a davantage de points communs avec le livre ou le matériel de loisir qu’avec le jouet. Le commerce a largement contribué à fausser l’image de ce que sont les jeux.
« Un jeu n’existera véritablement que s’il entre en résonance avec son public »
Pour en revenir à la phase de conception, ce qui préoccupera en premier lieu son auteur c’est bien entendu de savoir si ça tournera rond ! Tourner rond pour un jeu, c’est beaucoup d’éléments mis côte à côte, puis bout à bout. A minima une trame, un cheminement, une tension, des interactions, une ou des chutes… Si l’on suppose que ces éléments fonctionnent de manière satisfaisante, cela ne suffit pas encore tout à fait. Car un jeu n’existera véritablement que s’il entre en résonance avec son public. À ce stade, toutes les formes de résonnances se rencontrent, depuis celles fondées sur les stéréotypes les plus communs jusqu’à celles, en apparence totalement novatrices, qui étonneront, surprendront, dérangeront, bousculeront… Le jeu n’est de ce point de vue pas différent du livre, du théâtre, du cinéma ou de tout ce que l’on voudra. Pour le dire vulgairement, il y en a pour tous les goûts ! Mais toujours, dans cette forme de construction, qu’on la qualifie de belle et novatrice ou qu’elle soit plus banale, demeure une constante : l’auteur du jeu a construit un espace dans lequel le spectateur s’est mué en acteur.
« Il y a d’abord et surtout chez l’auteur de jeu la volonté de construire cet espace ludique »
Alors, passer de l’un à l’autre n’est sans doute pas à mes yeux la question qui se pose. Car l’intention n’est pas la même. L’approche n’est pas la même. L’effet recherché n’est pas le même. Il y a d’abord et surtout chez l’auteur de jeu la volonté de construire cet espace ludique (j’emploie ici le terme d’espace ludique qui pourrait désigner aussi bien le théâtre, la musique, la danse ou le jeu de société lui-même) de manière très singulière. Il le pense de sorte que l’introduction du spectateur à l’intérieur de cet espace soit le sens et le but même de la démarche.
« Puis, à l’autre extrémité de ce spectre, existe une autre écriture, plus proche du travail de troupe que du travail d’auteur, où la pièce va s’écrire avec les apports ou les attentes des uns et des autres. Dans le premier cas, on attend tout de l’auteur. Dans le second, tout ou presque procède de l’énergie créative de la troupe »
Olivier : Quelles différences entre le travail d’écriture pour le théâtre et le travail d’écriture pour le jeu ?
Michel Lalet : tout d’abord, songeons qu’il y a plusieurs écritures théâtrales. Aux deux extrémités du spectre, il y a l’écriture qui fixe, voire qui fige un texte dans une forme que ni l’acteur ni le metteur en scène ne peuvent ni ne doivent bouger. Pour illustrer mon propos, pensons à une pièce en vers de Jean Racine, au Cyrano de Rostand ou aux pièces de Beckett. Pas une virgule ne peut être déplacée à partir de l’instant où l’auteur a couché son texte sur papier. Tout écart par rapport à ce que l’auteur a écrit ne peut aboutir qu’à l’écroulement de la pièce. Puis, à l’autre extrémité de ce spectre, existe une autre écriture, plus proche du travail de troupe que du travail d’auteur, où la pièce va s’écrire avec les apports ou les attentes des uns et des autres. Dans le premier cas, on attend tout de l’auteur. Dans le second, tout ou presque procède de l’énergie créative de la troupe. À l’arrivée, on a toutefois un objet dont nombre d’observateurs pourront penser qu’il est de même nature en ce qu’il sera donné au public de la même façon.
« Pour avoir fait l’un et l’autre, écrire du théâtre et écrire du jeu, je crois pouvoir dire que, curieusement, l’écriture du jeu passe de l’un à l’autre des deux modes évoqués plus haut »
Pour avoir fait l’un et l’autre, écrire du théâtre et écrire du jeu, je crois pouvoir dire que, curieusement, l’écriture du jeu passe de l’un à l’autre des deux modes évoqués plus haut. Quelque soit le projet que l’on poursuit, le jeu requiert, comme pour une pièce écrite par Racine, une forme absolument fixée, ferme, rigide même, jusqu’à la dernière ligne de son scénario. Le jeu va d’un point A à un point B, sur un chemin extrêmement balisé dont il ne peut ni ne doit s’écarter. Pour l’auteur, s’en écarter revient à faire un jeu bancal. Pour les joueurs, s’en écarter revient soit à ne pas respecter une règle et le jeu tel qu’il a été défini se perd en chemin, soit à tricher, ce qui est aussi stupide que de se boucher les oreilles lorsque l’on assiste à un concert… Au moment de sa conception, le jeu va parfois – pas toujours, mais souvent – s’enrichir des apports de l’entourage de l’auteur, de ses testeurs, de son agent parfois, de son éditeur toujours… Cela peut se produire de manières diverses. J’évoquais, toujours dans cet essai, la façon de faire d’un auteur qui soumet volontiers ses projets à la critique mais n’utilise jamais ce qui lui est suggéré. Il tiendra compte des apports… en apparence, mais il réinventera in fine une autre voie, une autre approche… Dans d’autres cas, les plus fréquent me semble-t-il, les auteurs de jeux vont directement enrichir leur écriture de ces apports faits par d’autres. Mais au final, et dans tous les cas, viendra le moment où il faudra fixer, figer et cadenasser une règle destinée à s’appliquer avec l’inflexibilité de la Loi ! Sans la rigueur absolue de sa règle, le jeu n’existe pas.
« Or dans le même temps et à l’inverse de cette rigueur et de cette extrême précision, le jeu n’a de sens que par le creux, le vide, l’espace et la liberté donnée aux joueurs… »
Or dans le même temps et à l’inverse de cette rigueur et de cette extrême précision, le jeu n’a de sens que par le creux, le vide, l’espace et la liberté donnée aux joueurs… Un vide qui ne sera comblé qu’à l’instant où il sera joué. Entendons-nous bien : ce vide sera comblé non pas par l’auteur ou par celles et ceux qui ont contribué à le définir, mais bien par ses utilisateurs, par son public en somme. Dans un jeu on n’écrit pas les répliques, on ne décrit pas les postures des comédiens, on ne fixe ni le nombre des personnages ni leurs caractères : on les positionne sur un chemin implacable où pourtant ils exerceront leur liberté. En cela, le jeu diffère très profondément du théâtre et la technique d’écriture de ce fait est très différente. Ce à quoi s’applique l’auteur du jeu avec le plus de soin, c’est du façonnage de ce vide et de la projection des cent et une manières avec lesquelles les joueurs le rempliront.
« Les jeux en soi n’ont rien de pédagogique, sinon au travers des effets de répétition d’une notion ou d’un concept, sans fin manipulés et finalement, intégrés sans effort apparent »
Olivier : comment crée-t-on de la poésie dans un jeu ? Comment arrive-t-on à faire passer quelque chose d’intense et d’important ? Est-ce le but ?
Michel Lalet : je vais inverser l’ordre de ces questions et commencer par le plus simple ! Faire passer une chose intense ou importante dans un jeu est une chose relativement facile. De par sa structure, le jeu repose sur la répétition de cycles. Si par exemple j’invite les joueurs à procéder à des échanges pour améliorer leur position ou obtenir un gain quelconque, cet acte, ce geste sera répété dix fois, vingt fois, cent fois… La répétition d’un acte comme celui-là ancrera durablement l’idée que d’un échange, naît un avantage potentiel. Si un autre jeu veut que l’on s’allie à un joueur pour taper sur un troisième, c’est cette idée qui s’installera dans l’esprit du joueur. Fera-t-il usage dans la vie courante d’une notion apprise de cette façon ? À dire vrai, je n’en sais rien. Personne à ma connaissance n’a cherché à mesurer ce genre d’impact chez les adultes. Mais il semble très plausible qu’il existe. D’ailleurs, c’est dans cette technique que se trouve la meilleure efficacité de ce que l’on a coutume d’appeler « jeu pédagogique ». Les jeux en soi n’ont rien de pédagogique, sinon au travers des effets de répétition d’une notion ou d’un concept, sans fin manipulés et finalement, intégrés sans effort apparent. Je dois encore une fois parler de la responsabilité des auteurs de jeux dans un tel cas car, utiliser cette particularité d’un dispositif comme le jeu pour faire passer, volontairement ou involontairement, des notions délétères ou stupides, les engage beaucoup plus qu’ils ne le croient.
« A mes yeux introduire des éléments fouillés, travaillés et sérieusement documentés dans les jeux ajoute à leur valeur »
La thématique d’un jeu peut également avoir un impact efficace pour faire passer une idée, une notion, un élément culturel. Pour certains joueurs, être mis en présence d’un jeu qui a pour base, par exemple, l’expédition du Comte de La Pérouse autour du monde, peut servir de déclencheur pour se documenter, s’informer sur ce personnage, sa vie, ses voyages, sa disparition. C’est table ouverte ! Et à la liberté du joueur, bien entendu… Autre exemple : j’ai contribué au développement d’un jeu basé sur la notion de potlatch pratiqué par des groupes d’indiens d’Amérique. Je suis certain que le jeu aura permis à beaucoup de personnes de découvrir cette pratique tribale et c’est une bonne chose… même s’il ne s’agit là que d’une toute petite chose, j’en suis bien conscient. Mais à mes yeux introduire des éléments fouillés, travaillés et sérieusement documentés dans les jeux ajoute à leur valeur. Quand bien même cela ajouterait peu, cette exigence donne, il faut bien l’avouer, du sens au travail de l’auteur et de la valeur à ces mille et un actes minuscules que l’on a plaisir à accomplir !
« Les toutes petites trouvailles, que l’on nomme «mécaniques de jeu ». Pour certains d’entre nous elles peuvent susciter une émotion comparable à ce que la poésie provoque… »
La poésie… Y a-t-il de la poésie dans un jeu ? Comment crée-t-on de la poésie ? Vaste programme, qui supposerait que l’on définisse très précisément ce que poésie veut dire. Le jeu est une hypnose. La répétition de ses séquences comme je viens de l’évoquer y participe. Le thème y contribue. La tension du joueur vers un but la favorise de même que les trouvailles, les toutes petites trouvailles, que l’on nomme « mécaniques de jeu ». Pour certains d’entre nous elles peuvent susciter une émotion comparable à ce que la poésie provoque… Le même type d’émotion d’ailleurs que les joueurs partagent avec des mathématiciens devant un postulat bien formulé ou devant sa démonstration brillante… Dans les jeux, la véritable poésie est peut-être à trouver dans les interactions entre les joueurs. Ces interactions, les auteurs des jeux les dessinent, les définissent et les contrôlent plus ou moins bien, mais il est certain que les quatre ou cinq personnes qui s’assoient autour d’un jeu apportent avec eux ce qui fera l’essentiel de l’émotion, qu’on pourra ici ou là qualifier de poétique, qui se mettra à circuler entre les personnes. Certains jeux le provoquent à merveille. D’autres à mon sens pas du tout. Mais qui sait ? Où se niche la poésie après tout ?
Enfin, est-ce le but pour un auteur de jeux de faire passer quelque chose d’intense et d’important ? Je pense bien évidemment que oui. Reste à trier tout cela. À le hiérarchiser. Sans doute à en déterminer le sens et la valeur… Mais qui le fait ? De quel regard critique affuté disposons-nous ? Oui, bien entendu, il y a ici et là des prix, des récompenses, des trophées, des discours et des pouces qui se lèvent. On sait qu’ils n’ont pas toujours pour objet de récompenser la qualité de ce type d’apports. La vérité, c’est qu’on ne sait pratiquement jamais pourquoi tel jeu a obtenu tel prix ! Et au nom de quels critères il l’a obtenu. C’est un monde jeune encore… Je crois que tout cela va aller en s’affinant.
Je réalise que sur ces questions, j’ai beaucoup utilisé le « peut-être » et le « sans doute »… Je suis désolé d’avoir à avouer que le champ de ce que provoque le jeu, la pratique du jeu, la démarche de l’auteur de jeu, etc, sont des terrains pratiquement vierges de toute analyse, de tout état des lieux, de tout élément de certitude ! De ce fait, certains questionnements n’ont pas de réponse solide ou stable. Nous avons un travail considérable devant nous pour le faire !
« La plupart des auteurs sont sincères… sans même parfois le savoir. Lorsque l’on regarde la production de jeux de tel ou tel auteur, on note immédiatement dans toutes ses créations les similarités, les tics, les analogies dans ses approches »
Olivier : pourquoi l’auteur de jeu doit-il être sincère ?
Michel Lalet : Oui ! Cent fois oui à la sincérité ! D’ailleurs, la plupart des auteurs sont sincères… sans même parfois le savoir. Lorsque l’on regarde la production de jeux de tel ou tel auteur, on note immédiatement dans toutes ses créations les similarités, les tics, les analogies dans ses approches. En un mot, on note ce qui constitue le style d’un auteur. Le style est la marque de la sincérité. Je dirais qu’à ce niveau, la sincérité lui échappe ! Il ne cherche ni à être sincère ni insincère : il porte son bagage avec lui et en laisse les traces partout où il passe. Maintenant, il ne faut pas perdre de vue que le marché du jeu est un vrai marché. Il ressemble peu ou prou au marché du livre. Dans de nombreux cas, ce sont les éditeurs qui mènent la danse. Ce sont les éditeurs qui veulent des produits calibrés de telle ou telle manière. Lorsqu’un écrivain expérimenté reçoit et honore une commande pour écrire un roman à l’eau de rose qui sera publié dans une célèbre maison d’édition-à-l’eau-de-rose, sera-t-il sincère ? Probablement pas, aux yeux de ses propres aspirations ou même de ses aptitudes réelles. Mais il le sera sans doute vis à vis d’un supposé public qui attend ou reçoit le bonbon sucré et dûment usiné ! Cet écrivain façonnera sérieusement la sucrerie. Certes, ce sera une sucrerie de plus sur les étals qui ne changera rien à rien, sinon à l’état de santé de son compte en banque… Cet auteur le sait et l’assume. Auteur de jeu est aussi un métier dans lequel on peut être conduit à tenir le rôle d’auxiliaire d’industrie. À partir de l’instant où un auteur a accepté cette position, il a devant lui le choix de l’audace ou du conformisme. Dans de tels cas, l’audace est très fatigante pour l’auteur tandis qu’elle peut être exaspérante pour l’éditeur ! Personne n’a intérêt à tendre les relations, aussi, bien souvent les auteurs expérimentés renoncent. Beaucoup de jeux arrivent donc sur les rayonnages des distributeurs, marqués du sceau du conformisme médiocre.
Toutefois, un grand changement est intervenu au cours de ces dernières trente années avec l’émergence de la reconnaissance des auteurs de jeux. Il y a trente ans, ces jeux « à l’eau de rose », ces jeux « à licence » ou ces jeux seulement destinés à boucher les trous d’une collection, étaient bricolés par des agences de publicité ou par les employés de la maison d’édition. Ces jeux étaient tour à tour des empilages de poncifs à la mode ou des démarques serviles des succès passés. Aujourd’hui, les éditeurs ont tendance à demander à des auteurs de jeux identifiés comme tels de faire ce travail. Et si les auteurs ayant déjà une certaine notoriété ne le veulent pas, ils en feront la demande auprès d’auteurs débutants, parfois sans même le leur dire, en se contentant d’accepter et d’adapter à leur besoin tel ou tel des projets qu’ils ont reçus. Bien entendu, le risque demeure d’avoir une production destinée au marché de masse qui soit de faible intérêt, voire de faible qualité, (non pas parce que les auteurs débutants manqueraient de talent – ils en ont potentiellement tout autant que les autres – mais parce que l’éditeur ne recherchera pas dans ces moments-là un projet original).
Refermons cette parenthèse et restons sur les authentiques projets d’auteur.
« Il était assez facile somme toute, de faire des jeux « sincères », dans un marché qui était un authentique marché d’édition, car c’était précisément le caractère novateur et original de leurs productions qui valorisait les éditeurs eux mêmes. Les années 90 ont renversé ce modèle artisanal quand le jeu est devenu un produit de masse. Les attentes et les demandes des éditeurs changèrent du tout au tout »
À quel moment la sincérité d’un auteur est-elle un plus ? Un atout ? Une chance pour son éditeur comme pour lui même ? Il est très difficile d’en décider ou d’en juger. Pendant longtemps, les éditeurs de jeux étaient en très petit nombre, dans un marché qu’ils contrôlaient assez bien. Entre eux tous, régnait une sorte de course à l’épate ! Il y avait peu d’auteurs de jeu, peu d’éditeurs et en entre eux tous s’inventaient chaque jour des formes neuves, des mécaniques originales, des concepts novateurs… Il était assez facile somme toute, de faire des jeux « sincères », dans un marché qui était un authentique marché d’édition, car c’était précisément le caractère novateur et original de leurs productions qui valorisait les éditeurs eux mêmes. Les années 90 ont renversé ce modèle artisanal quand le jeu est devenu un produit de masse. Les attentes et les demandes des éditeurs changèrent du tout au tout. Seul les volumes de ventes se mirent à avoir de l’importance… Et dans un marché devenu archi concurrentiel, les petites structures d’édition à l’esprit d’éditeur ont périclité les unes après les autres. Dans ces moments-là, que devient la sincérité ? A-t-elle seulement une place ?
Et puis deux phénomènes, ouverture des marchés et circulation instantanée de l’information, se sont conjugués et ont de nouveau changé la donne. Sur ces deux phénomènes ont prospéré quantité de nouvelles entreprises d’édition qui ont pu s’intéresser de nouveau aux jeux « de haute intensité », car si elles n’avaient pas de marché à portée de main, elles l’avaient au travers de la planète tout entière. Ainsi, se sont créés des marchés de niche, constituées de multitudes de joueurs dispersés à travers le monde, mais reliés entre eux par internet… et par un intérêt très réel et très savant pour le jeu. Cela suscite depuis une dizaine d’années la création et l’édition de quantité de jeux de très haute qualité.
De ce fait, la sincérité des éditeurs comme des auteurs a fait son retour en force. Si elle est souhaitable pour des raisons morales, elle est redevenue une valeur commerciale ! C’est un moteur qui en vaut bien un autre !
« Un peu plus tard, on a vu émerger la demande de « jeux de formation », faits sur mesure, à la demande des entreprises. Des jeux qui devaient prendre en compte leurs spécificités et qui étaient sensés apporter un message, une compréhension, qui étaient destinés à fluidifier les autres approches managériales »
Olivier : pourquoi une si grande confidentialité du jeu en France, les entreprises s’arrêtent souvent à des notions vides et bâclées de « gamification » sans jamais vouloir attraper la profondeur du jeu. Qu’est-ce qui fait donc si peur ?
Michel Lalet : je pense que la peur n’est pas la cause de ce que vous indiquez et avec quoi par ailleurs je suis assez d’accord. Ce n’est pas la peur, c’est le défaut d’information, c’est le « retard à l’allumage », ce sont des idées fausses et c’est le marketing à deux sous qui sont en cause !
Tout cela a commencé il y a trente ans avec des jeux que les marketteux nommaient « incentive ». Des jeux simples et peu coûteux, déguisés aux couleurs de la marque et que les entreprises offraient à leurs employés ou à leurs clients.
Par la suite, les entreprises se sont gargarisées à coup de Jeu de Go. C’était chic, intelligent, de bon aloi et ça correspondait à cette idée, toute faite elle aussi, que si les Japonais dominaient le monde du business, il fallait bien qu’il y ait une raison… et par bonheur à leurs yeux le Jeu de Go n’était pas marqué comme un jeu d’enfant. C’était absolument parfait. Combien de séminaires, combien de weekends de prétendue formation n’a-t-on pas vus ! Qu’en reste-t-il ? Rien !
Un peu plus tard, on a vu émerger la demande de « jeux de formation », faits sur mesure, à la demande des entreprises. Des jeux qui devaient prendre en compte leurs spécificités et qui étaient sensés apporter un message, une compréhension, qui étaient destinés à fluidifier les autres approches managériales. Je passe rapidement sur l’un des pires avatars du jeu lui même que fut le jeu de « Questions-Réponses » et que bien évidemment les entreprises (et les collectivités locales plus encore) ont à leur tour adopté, pensant sans doute que ces objets seraient d’excellents outils de diffusion de leur excellence grâce auxquels le public « apprendrait des choses ! ».
Aujourd’hui, cet attrait pour le jeu, porteur d’attitudes positives ou vecteur de message, est à peu près passé. Mais est-il passé pour de bonnes raisons, alors que lorsqu’il était omniprésent, il l’était pour de mauvaises ? Les entreprises ont toujours été en retard avec ces questions, en retard et de surcroît dans une assez grande incompréhension de ce qu’est le jeu. Je leur pardonne volontiers, en songeant que cette pratique était tout de même, pour les malheureux employés, préférable aux stages de survies, aux séminaires de team building et autres offres de cohésion de groupe façon commando qui ont suivi !
« Mais alors il est vrai qu’au travers de ces engouements successifs, le public a eu en main quantité de jeux qui n’en étaient pas »
Mais alors il est vrai qu’au travers de ces engouements successifs, le public a eu en main quantité de jeux qui n’en étaient pas. De la même manière que le commerce leur proposait d’acheter à grand renfort de spots de pub télévisée des jeux tirés de telle ou telle émission de divertissement, prétendument signé par tel ou tel animateur vedette et qui furent, les uns comme les autres les pires choses qui soient. Parfois, ce ne sont pas les pratiques de quelques uns avec le jeu qui posent les problèmes les plus grands. Ce sont aussi les mésusages purement commerciaux, publicitaires ou promotionnels qui déferlent sur le marché avec une puissance que n’ont pas les éditeurs de jeux. Cette calamité mercantile a beaucoup fait pour décrédibiliser ce domaine. Ceux ayant participé à ce jeu de massacre ont des jeux et des joueurs une image déjà si dégradée au départ qu’ils ne mesurent pas qu’ils la dégradent plus encore en croyant bénéficier d’effets de mode que l’idée simplette qu’ils se font du jeu leur apporterait.
« Une dernière chose qui vous amusera sans doute : à la fin des années 80, un certain Donald Trump avait un jeu à son effigie dont l’intitulé était en toute modestie Trump, the game avec billets de banque, casinos et compagnies aériennes, comme on peut s’en douter. Un jeu typique d’assemblage de vieilles vieilleries »
Une dernière chose qui vous amusera sans doute : à la fin des années 80, un certain Donald Trump avait un jeu à son effigie dont l’intitulé était en toute modestie Trump, the game avec billets de banque, casinos et compagnies aériennes, comme on peut s’en douter. Un jeu typique d’assemblage de vieilles vieilleries. À cette époque aux États Unis, nous avions un jeu plutôt en vogue, aussi les équipes de Trump The Game ont-elles tour à tour voulu que nous collaborions ensemble et devant notre indifférence ont pensé devoir nous racheter… Ce jeu, cet homme, ces équipes symbolisaient à la perfection ce qu’il y a de pire lorsque le jeu est pris pour autre chose que ce qu’il doit être !