Domitien de Williencourt : la règle comme stratégie de jeu
Olivier : bonjour Domitien, tu es designer de service au sein de la société Asmodee, le leader international du jeu de plateau. Tu fais partie des équipes transverses qui analysent le groupe afin de construire des stratégies à long terme, plus pérennes en termes de création de jeux et de relations avec les employés et les concepteurs. Tu te définis comme joueur mais également comme créateur de jeu en temps que chef scout. Peux-tu nous expliquer en quoi cela influence la façon dont tu abordes le design ?
« Mon métier consiste à écrire les règles du jeu avec les gens, à jouer avec eux »
Domitien : mon métier chez Asmodee consiste à questionner nos pratiques et à remettre l’humain au cœur de nos actions. Par exemple, en ce moment je suis amené à accompagner des consultants externes. Je les suis et j’interroge les actions qu’ils mènent afin de retracer la généalogie des décisions qui sont prises. Cela nous permet de nous assurer que les différents travaux qui sont menés en parallèle au sein du groupe ne sont pas de simples juxtapositions disparates mais bien qu’ils se relient et qu’ils forment un ensemble cohérent, un système. En bref, on pourrait dire que je relie les points : à mon petit niveau je m’assure de la continuité et de l’homogénéité des choses. Ça permet aussi de tirer les enseignements des choses qui ont marché et de comprendre pourquoi certains projets n’ont pas débouché. Il me faut donc mener un travail collaboratif avec les consultants mais aussi avec les différents services de ma société.
« La clef d’une cohésion de groupe réussie, c’est le jeu, l’implication et l’émancipation »
Dans ce cadre, mes années de scoutisme sont d’une aide indéniable : être scout, cela consiste à écrire à chaque instant les règles de vie communes pour le temps du camp.
Olivier : comment es-tu venu au scoutisme ?
Domitien : enfant, mes parents m’ont imposé une première année de scoutisme puis m’ont laissé le choix de continuer ou pas. Avec pour seule règle que toute chose commencée devait être menée à son terme : si je rempilais pour une année, je me devais d’aller au bout.
C’est comme ça que j’ai découvert la philosophie de Baden-Powell. Ancien militaire et espion anglais, il va mélanger jeunes des rues et jeunes de bonne famille et montrer qu’il peut créer une cohésion de groupe en les faisant jouer. Pour cela, il utilise quelques principes simples tirés de sa carrière de lieutenant-général au sein du 13è hussards de cavalerie anglais mais également de sa longue observation des éclaireurs « indigènes » qu’il a l’occasion de côtoyer et d’observer lorsque son régiment est déplacé en Afrique du sud. Ces éclaireurs, à qui il voue une admiration toute particulière, lui apprendront les clefs d’un fonctionnement de groupe réussi : le jeu, l’implication et surtout la liberté.
C’est d’ailleurs sur ce point que le mouvement scout se distingue sans ambiguïté de toute les pratiques des régimes totalitaires qui ont souvent essayé de le détourner pour contrôler la jeunesse : le scoutisme se fonde sur le respect de la liberté individuelle.
Je suis joueur naturellement mais c’est le scoutisme qui m’a appris à structurer le jeu.
La mission du chef scout n’est pas de remplacer la volonté de ses subordonnés par la sienne. Il ne s’agit pas d’imposer des ordres mais bien d’émanciper les plus jeunes en les accompagnant dans la résolution des problèmes. C’est toujours à eux de prendre la décision. Le chef scout écoute, il guide mais il laisse ses compagnons s’autonomiser. Le seul moment où il interdit, c’est quand son expérience lui fait entrevoir un risque pour la santé ou la construction des plus jeunes. Or, cette aventure qu’on construit avec les cadets, ce n’est -ni plus ni moins- qu’un jeu.
Olivier : justement, quelle est ta définition du jeu ?
« Le jeu est une métaphore de la vie : il consiste à tenter d’être pleinement là »
Domitien : j’aime beaucoup ce que l’on peut trouver chez Huizinga. Pour moi, le jeu est par essence une activité autotélique : c’est à dire qu’elle n’a d’autre but qu’elle même. On joue pour jouer, pour le plaisir de jouer.
Pour aller plus loin encore je considère le jeu comme une métaphore de la vie : jouer c’est tenter de vivre pleinement une activité. La vie apparaît quand on joue pleinement quelque chose, quand on se sent exister pour le plaisir d’être là.
C’est toute la richesse d’un bon jeu d’ailleurs, que d’être capable de nous entraîner tout entier dans l’histoire qu’il raconte. Par exemple, dans un jeu comme Rising sun, on sait dès la seconde manche qui a gagné et on passe la 3ème manche à jouer en sachant qu’on ne pourra pas renverser les choses. Le jeu est cassé et pourtant, on continue de jouer : l’esthétique japonaise y est si forte, on a le sentiment de la vivre si pleinement qu’il y a un vrai plaisir au-delà des simples mécaniques de jeu.
Olivier : certains auteurs de jeu sont réputés pour leur capacité à construire des mécaniques, d’autres pour leur talent de narration par exemple. En ce qui te concerne, le scoutisme te fait privilégier quel angle d’attaque lors de la construction d’un jeu ?
« Le fondement d’un jeu, c’est la règle. Un pot commun arbitraire autour duquel on se synchronise »
Domitien : La règle !
Pour moi, le jeu est -fondamentalement- une règle choisie d’un commun accord et orientée vers un objectif. Pour exister, le jeu a besoin d’un axiome : il a besoin d’une règle de départ qu’on s’impose arbitrairement, qu’on se choisit et d’ailleurs, le jeu consiste souvent à voir comment on va pouvoir contourner cette règle, la travailler jusqu’à la comprendre ou bien la faire voler en éclat. Il est toujours intéressant de voir jusqu’où on peut jouer avec la règle : à ce titre les avocats et les juristes sont une espèce formidable puisqu’ils transforment les règles en leviers (au moins en théorie).
Olivier : mais du coup, si la règle est un choix collectif, cela suppose aussi qu’on ne peut pas forcément jouer avec tout le monde : il faut que les joueurs se synchronisent autour de la même règle sinon, ils deviennent des « casseurs de jeu » au sens de Huizinga.
Domitien : C’est justement ce que montre Baden-Powell, c’est que le statut de « casseur de jeu » de Huizinga n’est pas irrévocable. L’accord sur la règle est finalement plus important que la règle elle même et on peut faire progressivement entrer dans le jeu des joueurs qui, au début, ne respectaient pas les directives.
Là encore, le scoutisme m’a beaucoup appris. Lorsque je construis des jeux pour mes garçons, je pars de ce qu’ils aiment : un thème, une technique… J’écris quelque chose et je lance une première étape de jeu avec ses règles et ses objectifs. Systématiquement dans cette étape ils vont tricher et le jeu va se bloquer. Ce qui est essentiel de comprendre ici c’est qu’ils ne sont pas opposé au jeu, bien au contraire, ils sont pleinement dedans ! Mais ils jouent leur règle qui s’oppose à la règle commune.
Je vais alors faire un conseil avec eux pour leur faire exprimer le problème, les faire s’accorder sur la règle, se synchroniser comme tu dis.
« Le plus intéressant, c’est quand les joueurs se rendent compte que le respect de la règle produit des bénéfices inattendus »
Puis on relance une nouvelle phase.
Généralement, ils ont compris et le jeu dure alors plus longtemps. Ils découvrent que respecter la règle commune provoque un plaisir supplémentaire. Le respect de la règle, d’abord perçu comme une frustration du désir, produit en réalité des bénéfices inattendus. Il se révèle même être un moteur du jeu : ils ont intégré que pour avoir un jeu commun il faut accepter une règle commune et de se tenir à la parole donnée
À nouveau nous faisons un conseil pour faire le bilan de cette phase pour qu’ils puissent exprimer ce changement qu’ils viennent de vivre.
J’aime alors lancer une troisième phase où la règle que je propose leur donne une supériorité écrasante et je leur dis que si ils se tiennent à cette règle cela sera court. C’est un moment passionnant où souvent tout bascule : ils vont se choisirent une autre règle. Un handicap volontaire. Pour faire durer le jeu. Le jeu que j’ai créé et celui qu’ils vivent se mettent en résonance pour être vécu plus pleinement
Olivier : la règle sert à autre chose ?
Domitien : le jeu est également une activité expérimentale. La règle est un peu comme une hypothèse. On la teste empiriquement et on voit si elle fonctionne. Elle permet de tester le fonctionnement du groupe et de mesurer ses effets dans la réalité.
La règle est aussi un bon moyen de mesurer la liberté des joueurs. Pas seulement dans le choix d’actions disponibles mais avant tout dans la connaissance partagé des moyens d’actions que j’ai. Le jeu s’oppose ainsi fondamentalement à tous les cercles d’initiés et autre sociétés secrètes.