(Auto) censure : quelles stratégies pour préserver la création et la liberté d’expression ?
Le samedi 30 mars 2019 se tenait à l’Espace Pierre Cardin une rencontre organisée par l’ANRAT (Association Nationale de Recherche et d’Action Théâtrale) autour de la censure et de l’auto-censure dans la création.
Le 25 mars, la représentation des Suppliantes d’Eschyle dans l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne venait d’être empêchée, accusée de racisme pour avoir utilisé des masques de théâtre antique, dont certains sont noirs et feraient référence aux Blackfaces selon ses détracteurs, ce dont se défendait le metteur en scène. On ne peut que constater que le sujet de la censure est malheureusement toujours d’actualité.
Emmanuel Demarcy-Mota, directeur du Théâtre de la Ville, président de l’ANRAT et metteur en scène des Sorcières de Salem d’Arthur Miller, actuellement à l’affiche à l’Espace Pierre Cardin, Sophie Viaris de Lesegno, avocate spécialiste des questions de censure, Isabelle Barbéris, maître de conférences à l’Université Paris-Diderot et auteur de L’Art du politiquement correct, et Philippe Guyard, directeur de l’ANRAT et professeur d’histoire ont été invités à s’exprimer par Marie Bernanoce qui animait la rencontre.
A l’époque, braver la censure c’était risquer sa vie. Aujourd’hui, la censure est davantage une auto-censure
D’origine franco-portugaise, Emmanuel Demarcy-Mota a été confronté à une censure d’Etat, forte et brutale dans son enfance au Portugal, lorsque son père poète et dramaturge a dû utiliser un pseudonyme pour publier ses textes. À l’époque, braver la censure c’était risquer sa vie.
En France, pays des droits de l’Homme, la censure ne vient plus tellement de l’état, mais s’exerce plutôt comme une auto-censure.
En 2011, lorsque Romeo Castellucci présent « Sur le concept du visage du fils de Dieu » au Théâtre de la Ville, des associations de chrétiens intégristes et d’extrême-droite, notamment Civitas ont alors tenté d’empêcher la représentation au nom des blessures qu’ils ressentaient face au caractère blasphématoire du spectacle, qu’ils n’avaient pas vu pour la plupart. Ils interdisaient l’accès aux spectateurs, leur jetaient des oeufs ou de l’huile de vidange pour les dissuader d’entrer. Emmanuel Demarcy-Mota, déjà directeur du lieu s’est retrouvé face à cet appel au boycott et a décidé de maintenir le spectacle à l’affiche malgré tout. Il était inconcevable pour lui de céder à la pression et d’empêcher le public qui voulait y assister de se faire sa propre opinion dessus. Une oeuvre peut être critiquée en bien ou en mal une fois qu’on l’a vue, mais censurer un spectacle parce qu’il blesserait à priori une frange de la population se serait opposé à la liberté de création. Un dispositif policier a donc été mis en place pour permettre de maintenir la programmation de la pièce controversée.
Il est nécessaire selon lui de définir la nature de la blessure qu’évoquent les détracteurs d’oeuvres pour éviter de tomber dans l’hystérie.
Certains groupes réagissent de façon excessive et lancent des chasses aux sorcières sur des spectacles qu’ils n’ont souvent pas vus
C’est ce phénomène d’hystérie collective qu’on peut voir dans sa mise en scène des Sorcières de Salem, pièce écrite par Arthur Miller dans une Amérique rongée par le maccarthysme et qui se base sur les procès pour sorcellerie à Salem en 1692. Dans la plupart des textes qu’il a portés à la scène, notamment Rhinocéros d’Eugène Ionesco, il s’interroge sur la monstruosité humaine et le totalitarisme. Il constate qu’en Europe, dans un espace démocratique où les référents idéologiques sont tombés (il n’y a plus de gauche ou de droite), on assiste à une résurgence de cette monstruosité et des positions extrêmes.
L’avènement de la société du commentaire sans avoir vu est facilité par les réseaux sociaux, où l’on confond trop souvent liberté de d’expression et facilité à dire n’importe quoi.
Sophie Viaris de Lesegno constate quant à elle qu’aujourd’hui on n’a plus tellement affaire à la censure, en dehors du cinéma où la classification d’un film selon les catégories de publics qui peuvent y accéder entraîne une sanction économique, les oeuvres classées X ne bénéficiant pas d’une sortie aussi large qu’un film standard. Elle note cependant qu’il est extrêmement rare qu’une oeuvre soit classée X sans avoir été conçue à la base comme telle.
En France, en revanche, on assiste plutôt à une forme de censure à posteriori par l’intermédiaire de l’état, avec des lois d’opportunités qui visent à interdire des propos, parfois de façon légitime, lorsqu’il s’agit d’appels à la haine.
La véritable censure, aujourd’hui, vient des procès en diffamation qui peuvent ruiner un artiste
Certains artistes peuvent toutefois être tentés de céder face à la pression par peur du coût et de la durée des démarches légales à mener pour défendre leur droit de création. Ils peuvent se demander si cela vaut vraiment le coup de s’exposer à un procès qui risque de les ruiner quand ils peuvent simplement retirer les propos controversés et éviter la censure?
Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre, auteur et metteur en scène de la pièce « Les Deux Frères et les Lions » est actuellement poursuivi par Sir David Barclay pour diffamation et atteinte à la vie privée. Le milliardaire britannique dont s’inspire la pièce demande son interdiction et 100 000 euros de dédommagements. Même si le récit est basé sur des faits réels, l’oeuvre s’en éloigne pour devenir un conte, une satyre plus générale du capitalisme et de la déshumanisation. On assiste ici à un combat entre David et Goliath, entre une petite compagnie et une des plus grosses fortunes mondiales.
Les avocats sont aussi contactés par des artistes qui craignent un procès et qui les chargent de relever les propos éventuellement controversés, dans le but de modifier leur oeuvre avant sa sortie, ou bien anticiper la bataille juridique. C’est une censure avec l’accord de l’auteur, soit, mais néanmoins une limitation du droit de créer librement, déplore-t-elle.
Une oeuvre d’art n’est pas un article de presse, elle ne relate pas des faits, c’est avant tout une distanciation au réel
Ces questions de censure posent aussi la question du statut de l’oeuvre par rapport au travail journalistique. Peut-on considérer une parole de théâtre comme un article de presse alors qu’elle contient intrinsèquement une distanciation d’avec le réel ? En 2018, la Ministre de la culture Françoise Nyssen se voit confier la loi sur les fake news, brouillant encore plus les frontières entre les deux entités.
Pour Isabelle Barbéris, la censure aujourd’hui est une censure diffuse. Dans notre société où la tolérance prévaut, elle note que le politiquement correct conduit parfois à un relativisme qui laisse la parole aux minorités radicales qui finissent par s’imposer et musèlent la liberté d’expression.
Au théâtre, on assiste selon elle à une prolifération des discours de vérité, de dénonciation, de révélation comme si la culture était devenu le lieu d’où on édictait le vrai et le faux. Plus de place pour le doute, le paradoxe dans ces oeuvres où l’on est convaincu de parler au nom de la vérité, et où on a du mal à de dessaisir de son désir de la transmettre au public.
Cette problématique sur le fond ressurgit sur la forme et elle constate une standardisation et un affadissement des oeuvres qui se réclament de l’esthétique du vérisme, du théâtre documentaire, sans pour autant en respecter les fondements brechtiens. Les comédiens font le procès du public, en évoquant des sujets sociaux sur lesquels ils sont à priori tous d’accord, comme par exemple un discours sur l’extrême-droite. Cette fascisation du discours est contre-productive puisqu’elle prêche des convertis ou bien ne fait qu’alimenter les positions extrêmes et la haine de la culture pour ceux qui s’y opposent.
La conséquence est une paralysie, un affadissement de la qualité des oeuvres
L’esthétique du doute, du questionnement devrait prévaloir selon elle pour pouvoir avoir une vraie réflexion sur le plateau. Les fascistes eux ne doutent pas, ils ont la certitude d’agir correctement.
Emmanuel Demarcy-Mota évoque certains sujets qu’on n’ose pas aborder en France, par exemple la décolonisation qui reste un sujet tabou, malgré sa forte influence sur la vie politique actuelle, ou bien la victoire du FN aux élections européennes de 2014, qu’on semble vouloir évacuer de nos mémoires. C’est aussi pour lui une forme d’auto-censure.
Pour conclure, Philippe Guyard, professeur d’histoire, évoque une sortie scolaire qu’il a organisée pour amener ses élèves voir Exhibit B de Brett Bailey. Cette performance présentée au 104 en 2014 interroge le racisme, et la colonisation sous forme de zoo humain, en faisant référence, pour mieux les critiquer, aux expositions ethnographiques des années 1850 dans les sociétés colonialistes. L’oeuvre, jugée raciste par des associations qui manifestaient pour son interdiction devant le théâtre, choquait certains parents d’élèves qui ont tenté de faire annuler la sortie. En tant qu’enseignant, emmener sa classe voir un spectacle c’est en quelques sortes endosser la responsabilité de la qualité de l’oeuvre présentée, c’est donner la crédibilité à la forme et dire qu’elle vaut la peine d’être vue.
Le directeur du Théâtre de la Ville a conclu en ajoutant qu’après les attentats du Bataclan, alors que les théâtres avaient été fermés par décret préfectoral, il avait demandé à pouvoir rouvrir ses portes la semaine qui suivait. Passé le jour de recueillement, il lui semblait important de continuer de donner à voir des spectacles pour ceux qui font le choix d’y venir, de ne pas donner au terrorisme le pouvoir de fermer les lieux de culture. Il fallait rester en poste malgré l’orage.