Charles Chevallier : l’importance des jeux à sensations fortes
Olivier : bonjour Charles, tu es auteur de jeu. Comme tu aimes souvent à le dire en plaisantant, beaucoup d’auteurs de jeux ont un « vrai métier » à coté : dans ton cas, c’est l’architecture. Le jeu, quand à lui, a toujours été une passion : tu as par exemple participé plusieurs fois au concours des créateurs de jeux de Boulogne-Billancourt organisé par le Centre National du Jeu (récemment renommé le Clubb) que tu as remporté en 2009 avec le jeu Intrigo. Et tu es aujourd’hui l’un des auteurs de jeux les plus édités avec des succès comme Jurassic, Intrigo, Cappuccino, Abyss, Kanagawa ou bien encore le dernier, Capcolor en 2017, que tu conçois seul ou avec des coauteurs comme Bruno Cathala et Laurent Escoffier. A l’inverse de Juan Rodriguez que nous interviewions récemment et qui a choisi le registre des jeux coopératifs, dans lequel les joueurs doivent s’entraider pour parvenir à leurs fins, tu affectionnes de ton coté les jeux à sensations fortes que tu appelles des jeux « d’enfoirés » et dans lesquels ce qui compte, c’est de ressentir un maximum d’émotions. Tu veux bien nous expliquer ?
Le jeu à sensations fortes est tout sauf un jeu de brute
Charles : contrairement à ce que le sobriquet aurait tendance à laisser présager, le jeu « d’enfoiré » n’est pas un jeu de brute. Au contraire, il peut demander beaucoup de stratégie aux joueurs. La différence, c’est que là où les jeux de Juan trouvent leur paroxysme dans le travail collaboratif des joueurs, mes jeux sont imaginés pour créer de la tension : beaucoup d’interactions avec des choix sur le fil du rasoir. Le jeu « d’enfoiré », c’est un jeu à risques où les joueurs doivent rivaliser et jouer « serré » et c’est justement là que se trouve le plaisir et la tension.
Olivier : comment es-tu venu au jeu ?
Charles : petit, j’étais fasciné par la littérature fantastique du XIXème siècle : Jules Vernes, Poe, Mérimée ou Maupassant avec des nouvelles comme le Horla où un être invisible ronge la santé mentale du narrateur. Mais existe t-il réellement? La littérature fantastique a cette force incroyable que de troubler : on continue de se poser des questions même quand on a fermé le livre, on doute! C’est probablement de là que vient mon goût de provoquer des émotions intenses.
Ces émotions, on les éprouve à la première personne en jouant. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours créé des jeux : je jouais beaucoup étant jeune, je bricolais déjà des prototypes. Ma période étudiante a été un délice à ce titre là : en sortant du simple cadre familial, j’ai découvert ce qui se passait ailleurs. Les jeux de rôle grandeur nature par exemple et de nouvelles façons d’être ensemble. Au sortir de l’enfance, je me suis donc retrouvé avec plein de créations dans les placards et comme j’ai commencé de travailler et que j’ai eu des enfants, ils y sont restés, bien rangés dans des boîtes, une petite quinzaine d’années.
Les jeux de l’époque étaient soit des jeux de comptabilité ennuyeux soit des jeux de confrontation brutale
Olivier : comment es-tu revenu à tes premiers amours ?
Charles : j’ai eu une période BD où j’ai écrit des scénarios puis, la quarantaine arrivant, j’ai ressenti le besoin de revenir au jeu. Le problème, c’est que j’avais quinze ans de retard sur ce qui se faisait. Du coup, je me suis mis à jour via internet, via les forums, mais je ne tombais jamais que sur les deux mêmes types de jeux : des jeux allemands, très techniques qui ressemblaient davantage à des jeux de gestion comptable qu’à des jeux amusants et des jeux américains très confrontationnels. Les jeux allemands étaient très intelligents mais ennuyeux : l’objectif était toujours le même : programmer seul dans son coin une dizaine de coups à l’avance pour faire le meilleur score mais il se passait rarement quelque chose d’intéressant entre les joueurs. Quand aux jeux américains, c’était un peu des jeux de brute où le seul propos était au choix, de tuer ou ruiner ses adversaires. J’ai donc décidé de ressortir mes prototypes pour voir si j’étais capable de faire un jeu qui me convienne mieux : un jeu à forte interaction avec des thèmes issus de la culture populaire et fantastique. L’interaction, les sensations, au fond, c’est pour ça qu’on va au théâtre ou bien au cinéma. Pour s’amuser avec les autres, pas pour être le meilleur comptable de la table.
Les jeux à sensations fortes sont des jeux avec du risque, où tout reste ouvert jusqu’au dernier moment
Olivier : tu as abouti à quoi ?
Charles : à un jeu « d’enfoiré » 🙂 L’un des talents des francophones, c’est de raconter des histoires, une narration qui permette de vivre quelque chose. L’autre, c’est l’illustration. Nous avons une culture de l’illustration qui nous donne envie de faire de beaux jeux. Je me suis inscrit dans cet héritage avec l’envie d’apporter en plus une dimension de mécanique : des thèmes qui ne soient pas bateaux et des mécaniques jouissives où l’on savone la planche pour voir comment les autres réagissent. Le jeu à sensations fortes, le jeu « d’enfoiré » n’est pas un jeu méchant, c’est juste un jeu où on laisse suffisamment de marge de manoeuvre aux joueurs pour ne pas pouvoir déterminer exactement ce qu’ils vont faire. Il y a une part de trouble, de possible, de risque. On donne des billes aux joueurs pour qu’ils rompent la linéarité du jeu. Sinon on joue aux échecs contre Kasparoff qui vous bat systématiquement et il n’y a donc plus aucun plaisir.
Quand l’histoire n’est pas contrôlable, elle devient infiniment plus riche
Olivier : le jeu d’enfoiré, c’est un jeu qui respecte la part de liberté des joueurs ? La capacité d’influer sur la partie et de mettre dans le jeu quelque chose d’actif et de propre ?
Charles : on en a besoin. La société est tellement policée. Les gens ont besoin d’espaces de liberté et d’expression. De confrontation aussi. Il est intéressant de leur laisser de la place. Si ça ne vient pas des gens, ça n’a pas de valeur. Et puis quand on joue avec les autres, l’histoire est infiniment plus riche : le fil du scénario n’est pas aussi contrôlable. Rien de plus ennuyeux que les petits chevaux ou bien le Rubik’s Cube dans lesquels on apprend une série combinaisons à dérouler dans une histoire trop linéaire. Et puis, pour un même jeu, si l’on joue avec des gens différents, l’histoire ne sera pas la même et on ne jouera pas de la même façon.
Olivier : le lâcher prise permet de faire apparaître la vie ?
Charles : oui, je me reconnais pas exemple complètement dans les choix de Bruno Faidutti. Bruno est l’auteur du jeu « Citadelle » et c’est également l’un des piliers du jeu société francophone : il est l’un des premiers à avoir eu un succès mondial avec ses jeux. Il organise de grands rassemblements d’auteurs et c’est avec lui que j’ai réalisé le jeu « Small Detectives« . Bruno prône d’introduire une parcelle de chaos : introduire du chaos pour éviter que ce soit toujours le même qui gagne. Effectivement, le chaos fait apparaître du possible, un degré de liberté, une forme de vitalité. A ce titre, Myst fut un précurseur de la non linéarité : le jeu était constitué de petits brins d’ADN à cumuler dans n’importe quel sens pour construire l’histoire et pour ouvrir des portes. Cela évitait cette horrible sensation d’être sur des rails. Après, libre à chaque auteur de passer en plus une partie de lui-même : Roberto Fraga, par exemple, met beaucoup le corps en jeu : dans ses jeux. De mon coté, étant architecte, la spatialisation tient une place importante. D’ailleurs, les joueurs reconnaissent nos pattes différentes.
Les joueurs de jeux à sensations fortes cherchent des émotions plus intenses mais la qualité de l’histoire n’est jamais sacrifiée
Olivier : quelle est la différence entre les jeux coopératifs et les jeux à sensations fortes, les jeux « d’enfoirés » ?
Charles : un jeu, c’est toujours une histoire à raconter. On a besoin de passer par différentes émotions pour atteindre une apogée. Le but n’est pas de gagner à tous les coups, plutôt d’avoir ressenti quelque chose. La différence, c’est que les joueurs coopératifs ou bien antagonistes ne recherchent pas le même type d’histoire et le même type d’émotions. Ils ont des histoires différentes à raconter. Mais au fond, qu’on ait perdu ou gagné, l’important c’est d’avoir vécu une aventure ensemble et de l’avoir partagée. Il existe peut-être une différence sur la durée : les jeux antagonistes sont généralement plus courts : 30 ou 45 min au maximum quand les autres jeux durent souvent 2 heures. Cela permet de jouer plusieurs fois de suite et, du coup, tout le monde peut monter à bord. La contre-partie, c’est que, vu que nos durées de jeu sont plus courtes, nous devons nous assurer que notre histoire est bien ciselée et plus intense parce que nous disposons de moins de temps pour immerger les joueurs.
Olivier : quels liens fais-tu entre architecture et jeu ? Ce sont pour toi des disciplines étanches ou bien tu passes une partie de ta sensibilité d’architecte dans la création de jeu de plateau ?
Charles : l’architecture et le jeu ont ce point en commun que de créer un espace que d’autres vont réaliser et occuper. L’architecte doit passer la mains aux ouvriers qui vont construire le lieu et puis aux gens qui vont l’occuper. De même, l’auteur de jeu passe la main à son éditeur puis aux joueurs. L’autre chose à comprendre, c’est que comme pour l’architecture, le jeu est un espace, une arène, un cercle magique dans lequel le joueur accepte l’espace, l’enjeu et les règles à respecter et dans lequel une narration va s’installer. Le joueur accepte que l’espace de jeu soit réel comme le citoyen accepter les rues et les murs de sa cité. Il suffit alors de donner aux gens des éléments nutritifs, des possibilités et ces derniers s’en saisissent : des choses se mettent à émerger au travers d’un héros qui, comme un objet de transition, va porter notre histoire. On accepte de vivre le film sous les traits du héros ou de l’héroïne : une fois qu’on est rentré dans le jeu via ce masque, on le vit comme s’il était réel. Et le phénomène est assez complexe : cela sous-entend par exemple au départ que certaines personnes ne pourront pas jouer à certains jeux : certains joueurs premiers degrés par exemple ne savent pas « entrer » dans le jeu de rôle. Ils n’arrivent pas à s’immerger.
Les jeux à sensation fortes étant plus courts, il faut bien réussir l’immersion
Olivier : elle est importante cette sensation de réalité ?
Charles : primordiale. Pour le joueur qui sinon ne rentre pas dans le film mais aussi pour la longévité du jeu : par exemple le problème de certaines escape games, c’est que c’est souvent totalement artificiel. Dès la deuxième partie on change le thème mais les problématiques à résoudre restent improbables dans la réalité. On cherche une clef dans une boîte qui ouvre une autre boîte qui contient à son tour une autre clef qui ouvre une autre boîte….. Personne ne fait ce genre de choses dans la vraie vie.