Innovation par l’ux : 6 clefs pour avoir de l’impact social et environnemental en sortant de la société du spectacle
Clef n°1 pour innover par l’ux : les spécialistes de l’expérience utilisateur vous donnent généralement des clefs méthodologiques insipides sans proposer de vision profonde de l’innovation
Tout est dans le titre de ce paragraphe : lorsqu’on lit les articles de blog ou bien les livres sur l’innovation par l’ux, force est de constater qu’on tombe généralement sur de la bière tiède.
Beaucoup de choses sont dites dans ces textes, pas toujours inintéressantes, mais on boucle rapidement sur des sortes de « tips », des conseils que l’on pourrait appeler des « astuces méthodologiques » qui ne sont pas sans valeur, dans la pratique, mais qui laissent généralement le lecteur sur sa faim.
En effet, quand, dans la jungle des articles SEO uniquement destinés à faire remonter les agences dans les résultats de recherche Google, on tombe enfin sur un article professionnel, on a l’impression de relire pour la énième fois les mêmes concepts éculés.
Revoyons-les rapidement. On retrouve dans l’ordre :
- La définition de l’innovation : les auteurs donnent généralement du concept une définition assez pauvre, tautologique, qui consiste à dire que l’innovation, c’est produire quelque chose de nouveau. Dans certains cas, on vous explique avec un peu plus d’acuité qu’il s’agit de garder une longueur d’avance sur le marché. Mais la plupart du temps, on revient à des notions classiques. En premier lieu, on vous parle d’innovation incrémentale : c’est à dire qu’on améliore un produit petit à petit par touches successives pour rendre l’innovation supportable à l’utilisateur et parce qu’on n’est pas toujours en mesure de procéder à des innovations radicales. L’innovation radicale est une oasis rare dans le désert de la nouveauté. Ensuite, on vous parle évidemment d’innovation de rupture, de disruption qui, étymologiquement, signifie qu’on fait exploser les règles du marché existant pour dérouter les adversaires et les laisser dans un état d’hébètement afin d’acquérir un avantage décisif. C’est le cas de Steve Jobs, par exemple, qui avec l’iPhone laisse le marché du téléphone mobile dans un état de déliquescence avancé : en effet, aucun constructeur, à l’époque, n’est véritablement capable de renchérir à la table de poker. Tout le monde a été mis dans le vent, au moins pour un certain temps.
- Ensuite, on vous dit généralement que le design visuel n’est pas suffisant : à bas l’esthétique, à bas l’UI, à bas la forme (grave erreur), l’innovation est invisible, elle réside uniquement dans l’usage. On est là sur une posture de gens qui, souvent, n’ont connu qu’une société digitale, du design de services numériques, ou bien qui affichent un mépris certain pour le monde sensible des objets parce qu’ils ne le connaissent pas ou bien parce qu’ils le comprennent mal. . Ces gens là sont un peu les « transhumanistes de l’ux « : l’expérience c’est tout, le digital est roi, le design n’est que de l’expérience, l’expérience n’est qu’une émotion transitoire. Ils professent souvent une vision très restrictive qui ressemble à s’y méprendre à une idéologie radicale. Nous n’en sommes pas partisan et, de toute façon, leur vision étroite s’oppose pleinement aux résultats des Sciences Humaines.
- Les articles poursuivent par l’impérieux besoin des méthodes centrées utilisateur : qu’est-ce que c’était mal avant, sous l’ancien régime, quand les designers ne décidaient du design que par eux-mêmes de façon parfaitement auto-centrée et autocratique. Comme c’est bien les méthodes centrées utilisateurs : elles ont sauvé la face du monde en intégrant enfin les usagers dans le processus de design des entreprises. Enfin, la main a été tendue à ces pauvres clients qui n’étaient pas conscients de leurs propres besoins. Enfin, on a mis du plomb dans la tête de ces entrepreneurs qui produisaient des innovations décalées par rapport au marché, parce qu’ils ne le comprenaient pas bien. Tout cela est vrai mais il s’agit également d’une vision reconstruite à postériori et qui a valeur de brochure pour vendre les méthodes ux et design thinking. Enfin, soyons sérieux, des gens comme Moholy-Nagy, Raymond Loewy, Ombredane ou bien encore Faverge étaient parfaitement conscients de la nécessité de comprendre les besoins des utilisateurs, souvent à l’aide de techniques très rationnelles. Et ce, dès les années 20 pour certains d’entre eux.
- Suit une énumération des techniques à utiliser : la lean UX, bien sûr, dont le processus consiste à tester les solutions proposées aux client de façon itérative et répétée afin de les améliorer par essais-erreurs pour qu’elles correspondent bien aux objectifs des usagers. Vient en seconde place le design thinking, bien sûr, dont l’approche et les étapes ressemblent à celle du médecin : ausculter les besoins du marché grâce à l’empathie (dont nous savons en sciences humaines les limites étroites), poser un diagnostic, rechercher des idées de traitement et finir par les tester pour vérifier qu’elles marchent, pour concevoir un produit final de bonne facture en équipe avec les clients. Dans cette même veine, on vous parlera de la méthode des utilisateurs extraordinaires : l’idée ici est d’aller chercher des utilisateurs sur les bords de la courbe de Gauss. Ces utilisateurs, supposés différents, obligeraient les concepteurs à s’affronter à des logiques d’usage alternatives qui permettraient de faire jaillir des idées de disruption. Et, pour finir, le grand classique : l’apport des sciences cognitives avec lesquelles on joue comme des apprentis sorciers et surtout sans aucun code de déontologie pour résoudre des problèmes sans jamais inviter à la table ni de Psychologues, ni de Sociologues.
Clef n°2 : à l’heure actuelle, telle qu’elle est pratiquée, l’expérience utilisateur ne fournit pas tant de valeur que cela au marché : les usagers, en réalité, sont tristes
Ce n’est pas moi qui le dit. Ce sont les études produites à foison par les Sciences Humaines.
Les chercheurs qui analysent rationnellement et scientifiquement les comportements des utilisateurs sont assez clairs là dessus.
Prenons quelques exemples.
Lorsque l’on regarde du coté de Kahneman, grand psychologue devant l’éternel, l’un des grands spécialistes de la théorie des jeux, ils vous explique avec d’autres chercheurs comme Barry Schwartz que le marché est saturé de services et que trop de choix tue le choix : l’offre de produits et de services est tellement pléthorique que les utilisateurs ne savent plus vraiment quoi choisir. Comme le pensait Miller, ils finissent par choisir sur un biais de perception (une couleur, un prix, une relation de marque) sans rapport avec le contenu réel de l’objet à acheter. Et à la fin, ils ne sont même pas heureux parce qu’entre le produit 1 et le produit 2, quelles différences ? Ils ont pris le produit 1 mais le 2 les aurait rendus tout aussi heureux. Il n’y a même plus de plaisir clair à acheter quelque chose.
Ensuite, lorsqu’on regarde en philosophie politique, Bernard Stiegler vous explique, dans Prendre soin de la jeunesse et des générations, que les marques détruisent le savoir vivre et sa fille Barbara Stiegler vous explique que la majorité des outils digitaux disponibles aujourd’hui sur le marché, loin de chercher à émanciper les usagers, sont en fait devenu de simples outils de captation de l’attention ou bien les outils qui permettent aux contre-maîtres de surveiller leurs employés. Deleuze avait déjà prédit cette tendance dans les années 70 quand il explicitait Foucault. Et des gens comme Snowden ou Assange, dans la sphère politique, ont démontré comment cette vision de surveillance s’était étendue bien au-delà du marché du travail pour devenir l’outil usuel de surveillance de masse de la population par sa classe politique. Différents documentaires explicitent très bien la chose : on pensera par exemple à « Derrière nos écrans de fumée » sur Netflix.
Pour poursuivre, d’éminents penseurs stratégiques comme Baumard ou Liang vous expliquent que nous sommes sortis de la pensée stratégique. Tout est technique. Comme le montre très bien le très sérieux documentaire d’Adam Curtis, Hypernormalisation, diffusé par la BBC, le public s’est enfermé dans la technique comme dans un rêve salvateur : commander un menu Big Mac en 5 minutes sur un téléphone est devenu magique, cela donne l’impression d’avoir du pouvoir, de résoudre des problèmes, de s’insérer dans une logique certes étroite mais rassurante puisqu’elle évite de se poser les grandes questions de la philosophie et de la vie. En effet, la technique ne s’attache qu’à résoudre de petites choses : qu’est-ce que je vais manger à midi ? Quand vais-je recevoir mon colis Amazon ? Cela résume bien les affres dans lesquels la génération X et la génération Y ont plongé leurs enfants, la génération Z : nous laissons nos petits assis dans le métro, avachis, têtes courbées sur leur téléphones, à swipper comme des drogués avec un doigt qui ne sait plus vraiment pourquoi ils swippe. C’est du réflexe qui fait se sentir vivant comme après un fix.
Enfin, les très bons ouvrages comme celui de Maurizio Lazzarato, La fabrique de l’homme endetté, ne manquent pas qui démontent clairement comment le néo-libéralisme a construit des hommes et des femmes à crédit dont la seule perspective est de ne rien posséder et de payer un loyer pour tout, vision que l’épanouissement des services digitaux a largement contribué à construire. Un monde digital où tout est abonnement en somme.
Clef n°3 : et du coté des UX designers, qu’est-ce qu’on en pense ? Et bien l’UX ne fait pas rêver
Cela fait 12 ou 13 ans maintenant que j’enseigne l’ergonomie, l’ux et les Sciences Humaines et immanquablement, les élèves reviennent vers moi avec ces deux mêmes remarques :
- Premièrement, ils ont changé de boîte à plusieurs reprises parce que, souvent, ils se sentaient mal. Soit parce qu’on ne leur proposait que de faire du maquettage à la chaîne soit parce que la recherche utilisateur était insuffisante pour véritablement comprendre les usagers. D’ailleurs, cela s’applique même aux étudiants partis de l’hexagone. Les conditions de travail ne sont pas bien meilleures ailleurs.
- Ensuite parce que ces anciens étudiants, lucides, et qui font souvent maintenant partie du great resign ou qui demandent du télétravail pour résister aux pressions managériales ont les idées claires sur le véritable propos des méthodes centrées utilisateurs telles qu’elles sont pratiquées dans la majorité des agences. Devant : « Nous allons comprendre les gens et les aider ». Derrière : « la recherche utilisateur permet d’identifier les nouveaux besoins des clients et de suivre les évolutions d’usage des marchés », « le vécu de l’utilisateur doit être agréable et mémorable pour accroître l’acquisition », « l’UX permet des gains de productivité et cette croissance favorise le retour sur investissement ». En bref, rentabilité first. C’est là, souvent, le seul visage des agences d’UX qui ne sont en fait que des agences de marketing au rabais. Pour elles, les Sciences Humaines ne sont au fond qu’un alibi, une vertu dont on se pare, un simple outil, au plus une nouvelle technique d’influence destinée à captiver les prospects à court terme. Comme ces agences ne viennent pas des Sciences Humaines et comme elles n’ont pas la fibre Psychologique ou Sociologique, et donc pas l’intention d’écouter vraiment et de soigner vraiment, la finalité est souvent de leur oeuvre est souvent pauvre et toujours unilatérale. Convaincre de consommer plus. Point à la ligne.Qu’on aide les entreprise à connecter à leurs clients, c’est une chose. Et c’est bien : ça évite les gabegies, les énergies perdues et ça permet même souvent de raisonner des consommations absurdes. Mais cela sous-entend qu’on a une vision haute de son métier, stratégique, et que l’on sait bien conseiller ses clients. Pour les guider vers des solutions vertueuses.En revanche, si l’UX sert juste à aliéner l’usager pour le prendre dans ses filets, ce n’est pas la raison pour laquelle je me suis engagé en ergonomie puis en UX. Et je ne pense pas non plus que ce soit ce dont rêvent les étudiants.De toute façon, toute entreprise un peu maline aura vite compris qu’aliéner ses utilisateurs pour les capter ou pour les conserver ne fera que lui coûter à long terme que des fourches et des torches sous ses balcons quand ils s’en rendront compte. Autant donc inclure le soin utilisateur « by design » si l’on souhaite véritablement construire des relations pérennes.
Clef n°4 pour innover par l’ux : il n’y a que la compréhension profonde des sujets qui peut vous aider à innover.
C’est une clef classique en Sciences Humaines et en Stratégie mais cette clef, majeure, est oubliée la plupart du temps. Enfin, il serait plus juste de dire qu’elle est escamotée.
Cela fait 20 ans maintenant que j’aide des entreprises et je peux vous assurer que la dynamique est toujours la même : la plupart des entreprises qui souhaitent innover se comportent, en réalité, comme des collégiens devant un problème de mathématique : elles ne lisent pas l’énoncé. Elles se précipitent sur la calculatrice et elles posent des formules à la va-vite.
Or, il n’ya que la compréhension profonde des sujets qui peut vous aider à réellement trouver des angles d’innovation sérieux.
C’est pour cela que je vous disais en début d’article qu’on ne vous donne souvent que des « astuces méthodologiques », des « trucs ».
La lean ux et le design thinking, c’est bien mais soyons honnêtes, ça sent quand même un peu la recette de pancake réussie à coup sûr en moins de 5 minutes : ça se cuisine vite mais ce n’est pas très bon.
Ce n’est pas la recette qui permet d’innover mais bien la compréhension profonde qu’elle peut apporter des sujets.
Et, encore trop souvent, le temps des projets est un temps trop court : on réalise une étude et on la convertit comme un peu en solutions sans se rendre compte qu’il faudra en réalité 2, 3, 4 études parfois que l’on croisera pour bien saisir la profondeur des problèmes.
Une seule étude, bien menée, avec des moyens réels et une bonne méthode donne des clefs fortes évidemment mais c’est la longueur et le croisement des données qui donnera un sens profond aux choses.
Pour mieux vous faire comprendre mon point de vue, prenons un exemple parallèle : la course à pieds. Cela fait 10 ans que les spécialistes américains du jogging ont inondé youtube et tous les magazines de sport de la même ritournelle miracle : bien courir, c’est courir sur l’avant du pied.
Et, maintenant, tout le monde court comme ça. Comme s’il n’y avait que cette recette magique. Tout le monde copie cette idée bête sans la comprendre. Quitte à se faire mal. Quitte à ne pas tenir compte de son corps.
Mais dans la pratique, les kinés et les préparateurs sportifs vous diront tous que les choses sont un plus complexes que cela : selon que vous êtes sprinter ou bien coureur de fond, selon votre morphologie, selon vos objectifs de course, selon votre niveau… vous n’allez pas forcément courir de la même manière.
Par exemple, un des éléments importants, dans le jogging, c’est d’éviter les oscillations verticales. Afin de perdre moins d’énergie et de protéger les articulations des impacts au sol. Or, ce n’est pas courir sur l’avant du pied qui va régler le problème. Une chose qui peut régler le problème, en revanche, c’est de travailler sur la fréquence de pas. Mais quand on ne comprend rien au sujet, on est la proie facile des explications et des méthodes simples.
Clef n°5 : pour innover, il faut sortir du sophisme pour commencer de soigner
Comprendre la notion de soin dans la société de l’information à la lumière de Guy Debord
« La décadence de l’explication accompagne d’un pas égal la décadence de la pratique »
Guy Debord, commentaires sur la société du spectacle
Pour bien comprendre ce qu’est aujourd’hui l’expérience utilisateur, il faut faire un petit détour par un grand philosophe, poète, révolutionnaire et qu’il le veuille ou non, à sa manière, sociologue : Guy Debord.
Qui est Guy Debord ?
Dans les années 60, Guy Debord est un parfait inconnu. Mais un parfait inconnu qui va publier en 1967, un an avant les évènements de mai 68, un obscur ouvrage, La société du spectacle, livre étrange fait d’aphorismes à la fois passionnants, intenses et éclairants mais difficilement compréhensibles pour qui le lit en première intention.
Cette suite révélations extatiques agit étrangement sur la pensée : chacune fait réfléchir, chacune ouvre des portes mais le tout laisse un peu désemparé parce que l’ouvrage renvoie à des notions complexes et à des références qu’il faut avoir pour bien en saisir la profondeur.
Aux lecteurs qui voudraient lire l’écrit original, nous leurs conseillons d’ailleurs vivement d’acheter les écrits de Guy Debord par paire : La société du spectacle + Commentaires sur la société du spectacle. Le second étant la préface de 1988 à l’édition italienne du premier. Les commentaires permettant de saisir mieux que les aphorismes le réseau sous-jacent qui structure la pensée de Debord.
Qu’est-ce que le situationnisme : le mouvement politique révolutionnaire qu’il fonde ?
Pour bien comprendre la nature et la place du situationnisme dans la pensée occidentale, nous renverrons le lecteur vers les sociologues et les experts en philosophie politique plus doctes que moi sur la pensée de Debord et qui l’expliqueront mieux.
Mais pour introduire le sujet en deux mots auprès du lecteur, on pourrait dire que le situationnisme est une addition à la pensée Marxiste.
Au fond, Debord reprend la vision de Nietzsche sur Marx : la pensée sociologique Marxiste, quoique géniale dans ses analyses économiques et politiques, est vouée à l’échec parce qu’elle remet l’affrontement avec le néo-libéralisme à plus tard, à un « grand soir » où enfin le prolétariat serait libéré des chaînes de l’esclavage et de la pauvreté.
Au fond, Nietzsche nous dit que le Marxisme est christique car il attend un jugement dernier et une salvation qui pour Nietzsche n’arrivera pas. Et c’est à cette position que Debord répond, au fond, par le situationnisme : on ne peut lutter contre les injustices sociales qu’ici et maintenant avec des complices car si l’on critique sans faire, on laisse le temps au système néo-libéral de se dérober à l’attaque, de la contourner et de se la réapproprier pour la marchandiser.
Si le concept vous paraît compliqué, pensez à l’écologie : la critique faite depuis les années 70 par l’écologie de la dévastation de la planète s’est insensiblement muée en green washing généralisé. Tout le monde fait de la compensation carbone, tout le monde utilise moins d’eau pour produire des vêtements. Et à la fin, les grandes marques de mode se font retoquer pour grossier mensonge et doivent corriger leurs étiquettes : en fait, elles utilisaient encore plus d’eau que d’habitude pour leurs nouvelles collections.
Pourquoi Guy Debord parle-t-il de société du spectacle et quelles sont ses prédictions sur le développement de notre société actuelle ?
La pensée de Guy Debord est complexe et touffue et on ne saurait évidemment pas résumer ses idées ici en quelques lignes.
Mais pour les praticiens de l’UX, quelles clefs sont indispensables.
- Premier axe : Guy Debord reprend la question marxiste des forces productives et des rapports de production. Pour le lecteur profane, cela signifie simplement qu’une société est divisée entre ceux qui possèdent les outils de production et ceux qui produisent. Par exemple, aujourd’hui, les outils de production appartiennent EDF, Vuitton, Total, Michelin… Ces sociétés possèdent les usines et des gens travaillent pour eux afin d’assurer la production
- Deuxième axe : les sociétés qui possèdent les outils de production sont devenues des acteurs numériques. En effet, là où, dans les sociétés agraires, industrielles et de services, les propriétaires des outils de production étaient des acteurs du concret (EDF produit de l’électricité, Total du pétrole, Michelin des pneus…), dans la société de l’information, les possédants sont des sociétés numériques (Apple, Google, Facebook…) qui possèdent des usines digitales, c’est à dire des services en lignes dont nous ne sommes, vous et moi, en réalité que les employés. Après tout, chaque fois que vous donnez un like sur instagram, vous n’êtes, au fond, que l’ouvrier gratuit, totalement ubérisé, d’une usine qui produit de l’information. Les plateformes ont eu le génie de vous déléguer ce qui coûte le plus cher : la génération du contenu. Plutôt que de faire comme les journaux, c’est à dire d’avoir une régie centralisée qui produit à grands efforts et à grands coûts de l’information de qualité, les plateformes ont simplement changé le fusil de braquet : elles ont distribué la production de l’information entre vos petites mains pour réduire les coûts et pour que le volume d’information produit atteigne une masse si critique, si inévitable, si indépassable qu’elle noie toute production sérieuse dans le coca cola.
- Troisième axe : pour reprendre les termes marxistes, Guy Debord aurait pu dire que la Société du spectacle n’est, au fond, qu’une étape de l’évolution du capitalisme, peut-être la dernière. En effet, selon Marx, les systèmes ne s’arrêtent pas dans leur croissance, tant qu’il y a de l’énergie, ils croissent au bout de leurs potentialités jusqu’à ce que les rapports de production soient devenus si intenables, si hétérogènes, si impossibles à maintenir que la société éclate dans une révolution. Et la société du spectacle n’est, au fond, que le prolongement d’une transformation amorcée au XIXème siècle avec la révolution industrielle : la bourgeoisie qui remplacement la nature par l’économie comme umwelt.
- Quatrième axe : c’est celui qui paye l’orchestre qui choisit la musique. Dans la société de l’information, il va de soi que ceux qui possèdent les usines de production (les médias) contrôlent l’information. On renverra pour mieux illustrer la question au délicieux documentaire de Valentine Oberti et Luc Hermann, Média crash, qui illustre bien comment les 1% les plus riches de la planète possèdent en réalité l’intégralité des moyens de diffusion de l’information et décident donc de ce qui est vu, entendu et su par la grande majorité. Guy Debord est très net sur ce point : « des réseaux de promotion-contrôle, on glisse insensiblement aux réseaux de surveillance et de désinformation
- Cinquième axe : cet état de choses fait perdre toute valeur à l’information. En effet, dans une société où l’information est à ce point contrôlée, l’information n’est plus de l’information mais du téléguidage. Par exemple, lorsque vous prenez l’avion, l’information qui vous est donnée n’est pas une information conviviale, intéressante en soi, émancipatrice mais une information amputée, horriblement évidée de son contenu : voilà notre menu pour que vous achetiez nos sandwich et voici notre mode de connexion au wifi pour que vous achetiez un abonnement. L’information sert, uniquement, à contrôler et à faire acheter.
- Sixième axe : le vrai n’existe plus. Guy Debord résume bien la chose en disant que dans la Société du spectacle, le vrai n’est qu’un moment du faux. Dans une société où la vérité peut être constamment ré-écrite, où le faux est sans réplique par l’omniprésence et l’omnipotence du discours médiatique, où l’on n’a même plus besoin d’un procès pour faire tomber quelqu’un puisqu’il suffit de posséder les médias dominants et d’insinuer des choses sur sa réputation, la seule monnaie qui vaille dans la société du spectacle, pour le tuer, alors, le faux est devenue la devise par excellence. Aucune information n’est vérifiable, tout est potentiellement faux, construit, pour contrôler ou faire acheter et l’authentique ne peut jamais être atteint. Tout est faux, le vrai affleure seulement quelques fois, par endroits ce qui amène inévitablement, comme dans 1984, une novlangue et un présent permanent : l’histoire avec un grand h a disparue, la stratégie aussi car personne n’a de mémoire ou de certitude sur ce qui s’est réellement passé. Les gens sont condamnés à l’inaction.
- Septième axe : l’information agit comme un piège. Guy Debord a sur le sujet une phrase magnifique qui résume bien la situation : « l’imbécile croit que tout est clair quand la télévision a montré une belle image ». La vertu sublime de l’image, c’est qu’elle montre tout mais qu’elle n’explique rien. L’image intoxique mais sans donner de clefs. Prenons un exemple : j’étais récemment en voyage et avec des amis. Sur le front de mer, nous passons devant un bar où les jeunes gens vont pour boire, se montrer et s’encanailler. Basses de musique techno. Foule enjouée qui fume sur le patio. Regards croisés de gens qui se désirent ardemment mais ne sont pas encore assez souls pour se dévorer. Postés juste en face de l’entrée, en plein milieu du passage, impossible de les rater, un groupe de jeunes hommes, chemises ouvertes ou bien roulées dans la main exhibe une musculature tellement parfaite qu’on la dirait faite de matière plastique. Les gens les regardent du coin de l’oeil, mi jaloux pour certains mi envieux pour d’autres. L’image intoxique. Leur beauté est brutale. On est pris immédiatement, visuellement, dans l’absorption et le rapport de force. Ils en imposent. Et pourtant rien n’est dit : qui sont-ils ? Sont-ils gentils ? Fragiles ? Quel est leur métier ? Que font-ils ? Ont-ils des hobbies ? Aucune clef. Inutile ici d’ailleurs, ce qui compte c’est d’être captivant pour arriver à ses fins. Et c’est ce système d’image qui est au coeur de la société du spectacle : bilan carbone, nutriscore, compensation des émissions, sécheresse. Un mot, une image résume tout et ne questionne rien, aucun des mécanismes sous-jacents qui seraient cruciaux à comprendre. On ne veut pas discuter du réchauffement climatique, juste de dates et de doses. Et le présent perpétuel finit de tout balayer : une image en chasse une autre et pas le temps de s’appesantir. La société devient bête, irréformable, incritiquable, non révolutionnaire.
- Huitième axe : ce système de spectacle devient le mode prégnant d’interaction entre les individus. C’est à dire que le problème n’est pas tant qu’il y ait du spectacle, à la télévision, en politique, sur les réseaux sociaux mais bien que ce mode d’interaction soit devenu le seul mode d’interaction, y compris entre les individus eux-mêmes, engainés, en quelque sorte dans le spectacle permanent : un avocat devient spécialiste du vin sur youtube, un politicien devient spécialiste de la médecine durant le COVID sur BFM, un vendeur de café écrit de la poésie et tout le monde se met en scène dans les médias, tout le monde mesure sa valeur à l’aune de ses likes. Le savoir n’existe plus, ce qui compte, c’est le pouvoir, celui d’être vu. Et les individus n’interagissent plus directement entre eux mais uniquement par le biais de cette médiatisation imagée. Ce que Goffmann aurait appelé la mise en scène de la vie quotidienne.
- Dernière clef : l’information est une marchandise comme un autre. En fait, pour être exact, dans cette société de « tréteaux forains, d’illusionnistes, d’aboyeurs et barons », dans ce monde renversé où la valeur d’échange (se donner en spectacle) a plus de poids que la valeur d’usage (apprendre, être intelligent, s’émanciper), les individus perdent progressivement leur savoir être. Les enfants peuvent reconnaître 100 logos de marques différents mais ne savent plus distinguer la menthe de l’origan. De ce fait, la société tend à l’abstraction de plus en plus prononcée. Elle tend à sortir du concret (l’usage) pour aller vers l’abstrait (le spectacle, la valeur que donne le regard de l’autre) et tout n’est qu’abstraction, une émotion passagère.
Clef n°6 : l’innovation par l’ux consiste à savoir se dégager de la société du spectacle pour éviter les systèmes structurels de violence et émanciper les utilisateurs
Si vous avez bien écouté Debord, vous aurez compris qu’en passant de l’ergonomie à l’ux, nous avons donc basculé de l’usage à l’échange, de l’utile au spectacle.
À tel point que beaucoup d’ux designers ont parfaitement intégré cette donnée et répètent à l’envie, sans réfléchir : « nous sommes là pour vendre uniquement », « nous sommes là pour créer des moments transitoires d’émotion ». Oui du spectacle en somme.
Je terminerai cet article en expliquant que le spectacle amène irrémédiablement à la violence.
En effet, si l’on suit aussi bien les psychologues comme Winnicott qui donnait des conférences à des juges en Angleterre dans les années 50 sur les mécanismes de la violence aussi bien que les dernières recherches en neuro-psychologie, la violence est un processus non médiatisé.
La violence, disait Winnicott, c’est quand il n’y a plus de jeu.
La violence, c’est quand il n’y a que de l’image qui absorbe le spectateur comme dans un piège qui l’intoxique, comme une plante carnivore mange un insecte.
La violence, c’est quand la logique a été dissoute, qu’on ne peut plus rien expliquer ou plus rien réfléchir.
L’ergonomie et l’UX doivent servir à contrer tout cela et c’est là qu’elles innovent le mieux, quand elles émancipent les individus au lieu de les contraindre.
Quand elles trouvent des façons de mettre du symbolique entre le désir et l’objet du désir.
Quand elles font réfléchir au lieu de lever tous les barrages à la libido.
Quand on sort de la brutalité instinctive pour se mettre à peindre, à danser et à jouer ensemble.
Sans cela, les entreprises récolteront ce qu’elles ont semé. Dans la société en général et contre elles-mêmes.
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Anonyme
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