Usages web des Millenials : tous des esclaves du digital labor ?
La promesse initiale d’Internet était de permettre à chaque citoyen de participer à la prise de décision collective en prenant la parole librement. Quid de la réalité ? Quels sont les usages web des Millenials aujourd’hui ?
Il suffit de se rappeler les événements politiques de 2016 couronnant des campagnes mensongères et populistes pour démontrer le rôle majeur des plateformes web dans la profonde transformation de notre rapport à la chose politique. Les algorithmes à l’œuvre seraient-ils contraires à la démocratie comme on l’entend partout ? La question est légèrement plus complexe qu’il n’y parait ….
Usages web des Millenials : le biais des bulles filtrantes
- D’aucuns diront qu’Internet permet, à qui le veut, l’accès à une connaissance infinie et c’est vrai. Mieux, il a libéré une parole émancipatrice pour des peuples subissant le joug de régimes autoritaires, crée des communautés citoyennes actives.
- Mais dans les pays où la liberté d’expression est théoriquement acquise, la balance est-elle aussi positive ? Il est vrai que le web ne se résume pas à Google, Twitter ou Facebook mais pour l’instant les transformations majeures de la société se dessinent au cœur de l’industrie web et non à sa marge. Or ce cœur est malade.
- La nature même d’Internet comme média de la recommandation est à interroger : on aime, classe, note, recommande derrière un écran ou la dissonance est algorithmiquement désactivée. Dans un article du Monde et dans la lignée d’Elie Pariser, Raphael Fournier-S’niehotta, nous explique finement pourquoi et comment les algorithmes poussent des contenus allant quasi exclusivement dans le sens de nos recherches et interactions passées.
- Google et Facebook nous enferment dans la désormais célèbre « Filter Bubble ». La sémantique numérico- grégaire des réseaux sociaux est à ce titre édifiante : « community », « followers ». Suivisme et communautarisme de la pensée sont érigés en norme positive et gratifiante. A contrario des cercles familiaux ou sociaux (collègues, amis) au sein desquels nous ne pouvons décemment pas ignorer les personnes aux idées divergentes, les réseaux sociaux permettent eux de créer des milieux très homogènes qui « purifient » la parole, au point de ne plus être au contact d’aucune idée alternative. Ces bulles filtrantes imposées resserrent l’information et donc les possibilités qui nous sont théoriquement offertes de construire une pensée critique.
- Au-delà de ces mécanismes d’enfermement, se pose également la question de la production et du filtrage de l’information. Les mécanismes viraux se déclenchent par les expressions numériques les plus outrancières. Or si celles-ci ne sont pas nécessairement crues, il n’en reste pas moins qu’elles ne sont pas sans effet. Mais, pourrait- on objecter, n’est-ce pas ce que pouvaient déjà produire la presse partisane ou les émissions TV traditionnelles ? Sans aucun doute oui, le phénomène n’est fondamentalement pas nouveau. En revanche, il est très largement amplifié par le fait que les responsables l’ont bien intégré dans leur communication politique : ils ne cherchent plus à convaincre par des arguments factuels mais via des biais cognitifs inspirés du marketing digital classique (usage intensif des médias sociaux, ciblage, retargeting, émotionnel, variation d’éléments de discours selon la cible). Ces techniques sont d’autant plus problématiques que par leur viralité, elles masquent les signaux faibles, ici les informations de qualité, moins visibles car par définition plus exigeantes.
- Dans une période de transition et de grandes incertitudes, la grille d’analyse des basculements d’opinion ou des votes contestataires par les seuls réseaux sociaux ne suffit évidemment pas et ne doit pas occulter la lecture sociale, économique, politique du phénomène. Mais la responsabilité des plateformes géantes, bien réelle, reste à interroger. Leur impact sur les usages web des millenials est bien réel.
Usages web des Millenials : un esclavage moderne ?
- Une intermédiation des usages web des millenials apparait aujourd’hui nécessaire. La solution se trouverait-elle du côté des plateformes ? Longtemps montré du doigt comme étant responsable de la victoire de Trump, Facebook a fini par réagir le 18 novembre 2016.
- Mark Zuckerberg révèle alors une longue liste de mesures pour lutter contre la désinformation (détection et signalement des fake news, affichage d’avertissements, amélioration de la visibilité des informations de qualité, fact-checking). En décidant des informations publiées ou censurées, le réseau social peut difficilement continuer à s’affirmer politiquement neutre. Comment alors créer les valeurs et les standards qui devraient gouverner un monde passé sous contrôle des CGU de plateformes privées ? La gouvernance doit-elle passer par une transparence et une régulation des algorithmes comme certains l’appellent de leur vœux ? Et après tout, cela suffirait-il ?
- Face à ces questions, nous n’avons encore que très peu d’outils d’appréhension du sujet. Et pour cause, comme souvent dans l’histoire, l’innovation institutionnelle se construit par le bas. Les luttes émergent puis sont érigées en normes. Dans le domaine du numérique, de nombreux droits restent à conquérir.
- Et précisément, peut-être que pour trouver un début de réponse crédible, nous devrions nous rappeler que cette question s’inscrit dans un cadre de réflexion plus large, celle du digital labor. Rappelez-vous du célèbre slogan « si c’est gratuit, vous êtes le produit ».
- L’usage web des millenials aujourd’hui, c’est ça : nous sommes les petites mains du nouvel ordre numérique. Par nos clics nous entrainons l’intelligence des algorithmes, abreuvons de nos données le cœur de la machine. Nous sommes les digital workers de l’implicite, du gratuit, de l’invisible.
- La richesse des plateformes privées se crée désormais grâce au temps et à l’attention retenus, mesurés à l’aune de nos posts, shares, likes, tweets, follows que les plateformes maximisent grâce à leurs algorithmes de recommandation. L’ex designer Google, Tristan Harris a démonté ces mécanismes d’addiction mis à l’œuvre : en manipulant nos vulnérabilités psychologiques le design des interfaces ne répond qu’à un objectif, celui de nous faire passer un maximum de temps sur nos écrans afin de nous faire accomplir ces micro-tâches, sources de valeur. Et c’est bien cette approche qui donne la primauté algorithmique aux contenus les plus cliquables (buzz, fake news et autres objets viraux).
Les usages web des Millenials : vers une prise de conscience ?
- La prise de conscience de ce modèle économique est encore loin de se faire pourtant c’est bien le travail que l’on accepte de fournir sans droits ni rémunération dont il est fondamentalement question ici. Sur fond de discours responsabilisant (ou culpabilisant), on nous parle d’adhésion libre et gratuite, d’inclusion générationnelle créatrice de lien, de participation consciente et volontaire voire même de l’empowerment de soi. Mais tant que nous n’aurons pas compris que ce que l’on prend pour du plaisir et du loisir est en réalité une soumission à cette rhétorique, nous continuerons à alimenter un système potentiellement anti-démocratique. Or comme l’explique dans un billet de blog le sociologue Antonio Casilli « l’adhésion, la participation et la capacitation ne sont pas des acquis, mais des conquis de luttes que nous devons engager pour reprendre ce que les plateformes ont pris aux communautés d’internet ».
- L’inégale distribution de la valeur dans cette économie du capital cognitif fait étrangement écho au creusement sans précédent des inégalités constaté dans l’économie « physique ». L’économie numérique californienne n’est en réalité qu’une n-ième expression de la logique de marché traditionnelle, une forme d’extension supplémentaire du domaine de la lutte ?