Devenir UX designer : les pièges à éviter dans le dédale des formations
Vous souhaitez devenir Ux designer : comment le métier a-t-il changé en 20 ans, entre votre époque et la mienne ?
Depuis 2012, avec mes collègues professeurs chez IONIS (Epita, Epitech, Epitech Digital ex Sup’internet…), Sornas et IFA Paris, nous avons formé des générations entières d’étudiants qui souhaitent devenir UX designer. Pour ma part, je pratique l’ergonomie et l’UX depuis près de 20 ans, j’ai commencé au début des années 2000, comme Benoît Drouillat, et les étudiants me posent donc régulièrement la question de ce qui a changé dans le panorama des méthodes centrées utilisateur. Notamment lorsque le marché, au début des années 200!-2010, a pris le virage entre ergonomie et UX design et que les étudiants on cessé de vouloir être ergonomes pour chercher à devenir UX designer.
En effet, lorsque je sors du DESS d’ergonomie de Paris V au début des années 2000, les choses sont très différentes : mon premier mobile date d’à peine 5 ans plus tôt (c’est un Sony Ericsson A2628, autant dire une cabine téléphonique), personne n’a alors d’ordinateur portable en cours (c’est trop nouveau et trop onéreux) et mon modem signe les débuts balbutiants de l’ADSL. L’informatique grand public est encore une science jeune et d’ailleurs mon DESS, ce que vous appelez aujourd’hui un master 2, est un diplôme d’ergonomie industrielle et informatique. Cela signifie que je suis capable de faire aussi bien du produit que du numérique. Et ce qui souligne en creux à quel point les choses n’étaient pas encore clivées et spécialisées. Aujourd’hui, difficile de trouver un diplôme d’UX qui ne soit pas digital alors qu’à l’époque Christian Bastien venait à peine de publier l’une des premières grilles ergonomiques destinées aux interfaces informatiques.
Lorsque je termine mon année, nous nous retrouvons avec mes camarades au 5ème étage des Saints-Pères, à Saint-Germain-des-prés, en train de regarder le tableau d’affichage pour savoir si nous sommes reçus à l’examen final. Et lorsque nous voyons notre nom, inscrit sur le mur, nous éprouvons alors le soulagement d’avoir eu notre diplôme aussi bien que le vertige immense de se dire que cette partie de notre vie -les études- est finie et qu’il n’y aura plus jamais d’examens, et plus jamais de partiels ou bien de révisions. Puis sourd ensuite en nous un léger sentiment d’angoisse aux rappel des paroles du secrétariat : « il faudra vous battre pour avoir du travail. Seulement 30% d’entre vous seront encore ergonomes dans les 10 ans qui viennent. Les places sont chères. »
Aujourd’hui, les parcours pour devenir UX designer sont pléthoriques et le marché des méthodes centrées utilisateur s’est largement structuré
A mon époque, lorsqu’on souhaitait devenir ergonome, on est déjà heureux d’avoir pu intégrer l’un des rares DESS d’ergonomie qui existait, surtout quand on pense à quel point ils étaient élitistes.
Mais la principale différence, c’est que les questions des étudiants ont changé : pour nous, le marché était si petit qu’avoir un job est déjà un exploit. Les méthodes centrées utilisateurs intéressaient alors peu de monde et les postes étaient rares.
Aujourd’hui, les choses n’ont plus rien à voir : l’UX est devenu un poste standard de l’entreprise, un poste clef et admis comme tel, hyper répandu et pour lequel la DRH a même une fiche de poste systématique quand au début des années 2000, c’était à nous d’expliquer, laborieusement, ce que nous faisions face à une bouche incrédule et à des yeux en soucoupes.
Le marché a pris ses repères, les parcours sont calés, industrialisés, les questions formatées.
Et c’est peut-être là le piège principal pour vous : le marché s’est tellement standardisé que les questions plus rebelles sur le fond et la noblesse de votre formation n’existent plus : beaucoup d’entreprise et beaucoup d’agences vous voient à présent comme un poste comme un autre, une ressource à « activer » comme disent les recruteurs et ce manque de réflexion et de subversion tue votre discipline plus surement que tout autre danger.
Futurs UX designer : vous allez devoir penser et réinventer votre discipline pour qu’elle ne s’assèche pas sous les coups de boutoir de l’industrialisation
En effet, dans beaucoup de cas, lorsque les étudiants qui souhaitent devenir UX designer viennent me trouver, ils me posent des questions assez plates : job, salaire, perspectives, confort de la profession.
Ces questions que vous vous posez masquent en fait des problèmes plus profonds sur l’essence même de votre discipline et sur la nature du marché et de votre pratique. Ces questions manquent d’épistémologie. Elles dénotent la posture de jeunes gens qui cherchent à s’insérer dans ce que l’on attend d’eux sans pour autant le questionner.
Je m’explique.
L’ergonomie est un anti-taylorisme : elle remet l’humain au centre de la machine et des systèmes sociaux
Tout d’abord, L’ergonomie et l’UX ne procèdent pas du même référentiel théorique. L’ergonomie, qu’on le veuille ou non, est la fille des luttes sociales du XIXème siècle et du début du XXème. On pourrait dire que l’ergonomie est la fille du front populaire. L’ergonomie ne naît pas pour vendre des produits dans une société de consommation de masse. Elle naît parce que des médecins éclairés s’interrogent au XIXème siècle sur la nature des conditions de travail : comment des ouvriers qui ont à peine 30 ans peuvent-ils être abîmés à ce point ?
L’ergonomie, est d’abord la science des conditions de travail ouvrières. Et d’ailleurs, les théoriciens -français- de l’ergonomie, Ombredane et Faverge sont des psychologues et des médecins dont le rôle est d’analyser et d’interroger ce qui défaille dans les usines. Le rôle de l’ergonomie, dont je suis encore aujourd’hui le tenant, n’est donc pas « de faciliter la vie de l’usager pour vendre plus de produit », mais bien de faire en sorte que le couple homme-machine ne soit pas destructeur pour l’ouvrier.
L’ergonomie est un anti-taylorisme : elle demande « quelle est la place de l’homme dans la machine pour qu’il n’y soit pas aliéné ». Mes professeurs parlaient par exemple dès les années 90 des problèmes de prothèses cognitives, aujourd’hui si brûlants : est-ce que vous pensez toujours ? ou bien est-ce le téléphone qui pense à votre place ? L’ergonomie possédait donc en elle les germes d’une contre-culture, d’un questionnement et d’une prise de distance.
L’ux est une tentative de préserver la relation de marque
L’UX, au contraire, est un référentiel théorique intéressant mais différent : comme nous le disions dans un article précédent, là où l’ergonomie questionne les conditions de travail, le rôle de l’UX est essentiellement de créer de la relation de marque. Dans un univers mondialisé et hyper-concurrentiel, les marques se sont rendu compte qu’elles ne pouvaient pas simplement fournir de bons produits aux utilisateurs. Cela ne suffit plus. Il faut également maintenir la relation avec les clients sinon ceux-ci vous zappent sans pitié et les entreprises meurent oubliées de tous.
La nécessité de l’UX se comprend donc mais, tout de même, quelque chose s’est perdu au passage. Tout d’abord, les gens qui théorisent l’UX, trop souvent, ne sont plus des penseurs, des designers et des universitaires mais des communicants : en termes d’orientation et de profondeur, c’est quand même important à comprendre. Ensuite, le pays source de l’UX est les Etats-Unis qui, si je l’aime beaucoup, reste un pays parfois peu soucieux des conséquences sociales de ses innovations. Allons de l’avant à tout crin, nous verrons bien ensuite.
Et enfin l’UX porte structurellement en elle beaucoup moins de rébellion que l’ergonomie : l’ergonomie affrontait le statut quo en disant « il y a un problème humain », l’UX se contente de dire au Product Owner agile « nos utilisateurs sont bloqués dans le processus d’achat ». Il y a 100 ans, on vous aurait appelé des valets du capitalisme 🙂 Surtout quand de grandes GAFA détournent l’UX pour créer des « dark patterns » plaçant volontairement les utilisateurs dans des situations de dépendance. Essayez par exemple de désactiver dans votre application mobile facebook l’option « Votre activité en dehors de facebook » qui flique le reste de vos applications mobiles sans votre consentement : une dizaine de clicks.
Enfin, on pourrait dire qu’entre votre époque et la mienne, rien n’a vraiment changé : à mon époque, le chef de projet faisait semblant de ne pas m’entendre quand je parlais d’utilisateurs, à la vôtre il entend mais je ne suis pas sûr qu’il soit en train d’écouter. À la fin, si les informations que vous relevez ne servent pas à vendre, est-ce qu’il les prend en compte ? Si oui, vous avez de la chance.
Pour devenir UX designer, vous allez devoir vous poser des questions moins « bourgeoises ».
Et oui, vous vous êtes embourgeoisés jeunes gens. Dans un référentiel Bourdieusien, vous êtes devenu la science dominante, éclatante, auto-promue mais qui à la fin ne questionne rien. Et vos questions d’UX designers : job, salaire, formation dénotent une certaine placidité.
Au fond, l’UX est devenue si prégnante aujourd’hui qu’elle ne fait plus que me rappeler Nietzsche : l’humanité, arrivée au bout de sa course, désabusée, désespérée de ne pas tomber dans l’ennui ne cherchera plus aucune difficulté, juste le plaisir à tout prix. Votre génération mérite autre chose : le mouvement #blacklivesmatter montre bien que, quand vous le voulez vraiment, vous êtes bien plus capables que les générations X et Y de casser les cadres établis.
Parmi vous, certains ont bien compris qu’ils ne pourront pas toujours échapper à de nouveaux défis : changement climatique, conditions sociales, montées de régimes fascistes, médiocrité de l’éducation… et que l’UX n’est au fond que le reflet d’une société qui veut croire avec ses entreprises que tout sera toujours lisse. Mais non. Les difficultés viendront vous trouver. C’est ça le jeu. Et c’est drôle. Ça fait réfléchir. Il faudra les embrasser.
Vive l’ergonomie. Vive votre capacité à replacer l’humain au centre de la machine.
Si vous voulez devenir UX designer, il va falloir l’entendre.