Et si le Bad Buzz, c’était du racisme ?
Et si les mécanismes à l’oeuvre au cours d’un Bad Buzz et d’un Social Bashing étaient les mêmes que dans le racisme ?
1 – Les nouveaux comportements sont des comportements anciens
Comme je le disais dans un article écrit il y a quelques semaines, la majorité des gens pense que les nouvelles technologies génèrent de nouveaux comportements. En fait l’humanité ne change pas.
La plupart du temps, elle se contente d’adapter ses vieilles habitudes à de nouvelles situations. On a l’impression que les choses changent parce que les gens sont nouveaux, parce que les situations sont nouvelles, parce que de nouveaux outils sont apparus…
Mais ne vous laissez pas berner par les apparences : si les décors changent, les mécaniques qui les font bouger en coulisse restent les mêmes. Nous allons donc analyser le Bad Buzz à l’aune d’un comportement plus ancien : le racisme ou plus largement l’Ostracisme.
Comprendre les mécanismes du racisme
1 – Comme le dit très bien Beverly Tatum, la première chose à comprendre, c’est que le racisme n’est pas le fait d’individus isolés. C’est une pression populaire.
On a souvent l’impression que le raciste, c’est le vieux monsieur du 3ème étage qui braille des insanités sur les étrangers qui passent dans la rue.
Un vieux pétainiste indécrottable en somme qui déteste tout et tout le monde. En fait, le raciste, c’est vous, c’est moi, c’est tout le monde.
2 – Le groupe fait pression pour imposer une norme et limiter les déviances
Pour fonctionner, une société a besoin d’être stable, prédictible. Pour cela, les individus vont instaurer des normes, des façons de se comporter qu’on pourrait comparer à des scripts de cinéma ou des modes d’emploi.
Par exemple, il y a le script « aller chez le boulanger » : je rentre, je dis bonjour, je fais la queue, j’attends mon tour, je dis ce que je veux (des croissants ou du pain), je paye, je dis merci et je sors. Ce scénario nous permet à tous de nous comporter correctement quand nous allons dans une boulangerie. Par « correctement », je veux dire de façon huilée en évitant les erreurs et en évitant de susciter l’agressivité de nos pairs.
Il suffit de voir l’agressivité déclenchée par quelqu’un qui essaie de gruger la file d’attente pour se convaincre de l’importance de ces scénarios.
3 – Ces scénarios sont fixés par la culture dominante
En fait on devrait dire par le groupe dominant la société (la culture majoritaire, l’ethnie la plus répandue, la classe qui détient le pouvoir…) et ces scénarios sont imposés par la contrainte, c’est à dire par l’éducation et la police.
Mais éducation et police ne sont pas les deux seuls outils de contrôle. Le racisme est aussi un moyen d’imposer une norme : depuis la blague raciste jusqu’à la violence armée, le racisme est un outil d’élimination de la différence.
Le racisme est une pression sociale qui s’exerce sur les individus pour qu’ils abandonnent la part de variabilité dans leur comportement et se conforment à une règle unique. Le racisme sert à éliminer les variations de script, c’est un filtre passe-haut ou passe-bas.
4 – Le racisme sert à limiter la différence, à supprimer les variations de scripts
En effet, toute variation dans le script tel que prévu dans la norme provoque de l’inquiétude et de l’agressivité : par exemple, si je vous passe devant à la boulangerie, je remet en cause toute la hiérarchie du groupe provisoirement formé devant les pains au chocolat et je vais inévitablement susciter du désordre.
5 – Le racisme est donc un comportement attrayant parce qu’il comporte des « bénéfices ».
Comme tout comportement qui trouve un écho auprès des citoyens, si le racisme «marche », c’est donc qu’il présente un bénéfice. Et s’il marche aussi bien, c’est qu’il en présente plusieurs. En plus de ramener les individus vers la norme, le racisme permet plusieurs choses :
– Définir et consolider l’identité du groupe : c’est parce que l’autre groupe à un comportement différent que l’on peut percevoir l’originalité de sa propre identité. Tant qu’on n’est pas confronté à l’altérité, on n’est pas conscient de ses propres caractéristiques puisque tout le monde dans le groupe partage les mêmes. Le racisme permet donc de se définir par comparaison avec un autre groupe. Plus exactement, CONTRE un autre groupe, par opposition. Faire des blagues sur « les autres » permet alors à tous les membres d’un même groupe de sentir qu’ils partagent la même identité, par opposition au groupe qu’il méprisent. Le racisme participe donc à la consolidation du groupe : je ressemble à mes pairs, je fais partie d’une même communauté, connue, sécurisante. Le racisme est comme un signe de ralliement, une marque de reconnaissance du clan.
– Bénéficier d’avantages : puisque le groupe valorise une norme, tous les individus qui sont dans la norme bénéficient d’avantages. Par exemple, si je suis un homme, je serai mieux payé qu’une femme. Si je suis blanc aux Etats-unis, je ne serai pas suivi dans les rayons du supermarché par un propriétaire suspicieux.
– Accéder à des avantages : tous les individus qui soutiennent la norme ou acceptent d’y souscrire se mettent à bénéficier de ces avantages. Pour illustrer ce principe, on prendra l’exemple de Nicolas Ignatiev à propos de l’immigration irlandaise aux Etats-Unis. A l’origine, les irlandais ne sont pas considérés comme « blancs » par les américains. Ils sont considérés comme des individus violents, ivrognes, parlant un anglais « exécrable » et surtout ils sont catholiques alors même que la population américaine est constituée de WASPs. Désireux de bénéficier des avantages des « blancs », ils vont souscrire à la norme et même la dépasser : ils se montreront plus violents encore que les autres envers les noirs américains. S’ils tapent sur les noirs si violemment, c’est donc qu’ils sont plus blancs que blancs.
1 – Première clef : le Bad Buzz et le Social Bashing présentent tous les attributs du racisme
– La personne qui suscite le Bad Buzz est une personne qui a transgressé la norme, fortement. Il peut s’agir d’une transgression involontaire comme dans le cas d’une candidate de télé-réalité qui dit une ânerie. Il peut également s’agir d’une transgression volontaire de la norme : c’est le cas des femen en Tunisie par exemple. Dans les deux cas, les protagonistes ne présentent pas le comportement que la norme leur dicterait.
– Cette transgression va produire une dissonance : les spectateurs vont se retrouver confrontés à une identité qui n’est pas la leur. L’autre transgresse la norme, il se pose comme étant différent et ça m’oblige en tant que spectateur à me questionner sur ma propre identité. Je dois faire l’écart entre moi et l’autre : en quoi suis-je différent de cet autre, en quoi suis-je identique ?
– L’individu va alors évaluer la transgression à l’aune de ce qu’il peut y gagner : si j’ai quelque chose à gagner dans cette transgression ou si cette transgression est cohérente avec mon identité, je vais l’adopter. Si, au contraire, m’identifier à cette transgression est contraire à mes intérêts ou me déclasserait socialement, je la refuse. Qui a intérêt à vouloir s’identifier à une star de la téléréalité qui dit une ânerie ? A moins qu’on soit un adolescent en rébellion qui précisément veuille marquer son opposition en reprenant à son compte un « allô quoi » qui sonne comme une provocation pour les parents
– S’il n’a rien à y gagner, le spectateur va taper sur la transgression. A travers le social bashing, les individus vont tenter de
préserver leurs intérêts, ils vont tenter de faire pencher la balance de leur coté : ne me dites pas que vous n’avez jamais tapé sur un commentateur politique qui n’est pas de votre bord ou sur un présentateur télé qui heurte tout ce qui fait votre identité ? Mais ce bashing ne sert pas seulement à défendre des intérêts directs, il va également permettre de solidariser les membres du groupe autour d’une identité constituée contre le transgresseur. Le bashing va permettre de polariser les camps à travers la catharsis, le crachat. Et c’est d’autant plus facile que les pauvres victimes le méritent : « ils sont méchants, ils n’avaient qu’à pas ouvrir leur gueule ». La victime est forcément un « emmerdeur » ou un « idiot ».
Le Bad Buzz est donc souvent lancé et alimenté par les gens dont l’identité ou les intérêts sont directement remis en question. Comme chez Agatha Christie, il faut se poser la question de « A qui profite le crime » ?
2 – Deuxième clef : le bad buzz se nourrit du préjugé
Là encore, je reprends un concept de Beverly Tatum : dans une société, la classe dominante intoxique toute la société avec sa norme. Par exemple, aux Etats-Unis, la norme, ça a longtemps été d’être blanc, hétérosexuel, trentenaire, aisé, protestant, ingénieur ou homme d’affaire, avec une jolie voiture et un pavillon de banlieue. Et cette norme est extrêmement bien documentée : en clair, il n’y a pas une seul magazine, une seule émission de télé, un seul film, un seul livre qui d’une manière ou d’une autre ne retranscrive pas cette norme. Par exemple, aux Etats-unis, tout le monde blanc, noir, asiatique, latino sait à quoi ressemble la maison d’un ingénieur blanc. Tout le monde y est rentré au moins une fois à travers une série télé. Mais l’inverse n’est pas forcément vrai : personne ne sait vraiment à quoi ressemble la maison d’un chinois ou d’un japonais ou d’un latino.
Le principe de Beverly Tatum s’applique de la même manière aux groupes : on se représente très mal les attitudes et les conditions de vie des individus qui ne font pas partie de notre groupe et de notre norme quotidienne. On ne les attrape qu’à travers des clichés. Par exemple, les riches ont forcément des lustres en cristal chez eux, les asiatiques des bols avec des baguettes, les arabes des tapis et plateaux en étain pour prendre le thé, les noirs vivent dehors, etc. Et ces préjugés vont servir de grille de lecture du monde.
Sans forcément prendre le temps de connaître l’autre, les gens vont le juger de façon très superficielle, à travers des préjugés, des attentes. Ils vont dire qu’il est bon ou mauvais sur la bases de critères restreints, sans prendre le temps de l’évaluer dans sa totalité. Le mécanisme inconscient derrière tout ça étant que tous les individus d’un groupe sont censés être bien représentés et prédictibles d’après leur image d’Epinal. C’est ce qu’on appelle de l’essentialisme : tous les arabes sont des voleurs, tous les noirs parlent le français avec un accent africain, tous les russes boivent, etc.
La conséquence logique, c’est que le préjugé court-circuite la pensée : les gens ne jugent plus sur le contenu mais sur la source. Ils vont par exemple immédiatement disqualifier un article, même si son contenu est judicieux et bien argumenté au motif que son auteur n’est pas normatif ou contraire à leurs intérêts.
Ainsi, dans beaucoup de cas de Bad Buzz, la plupart des gens ne sait même pas de quoi il retourne. Ils ont juste attrapé au vol quelques bribes d’informations qui leur ont suffit à se positionner de façon expéditive sur la base d’un préjugé. Au fond, ils ne savent pas, l’autre est réduit à un support projectif sur lequel on peut cristalliser toutes ses angoisses, les gens se laissent influencer par d’autres commentaires, en bref, ils suivent la foule en colère.
3 – Troisième clef : c’est le média qui est un vrai pyromane
La plupart des gens s’imaginent les humains de façon très cartésienne : des créatures intellectuelles presque résumées à leurs facultés cognitives. C’est là la grande erreur de Descartes : avoir négligé le corps. En fait, l’intelligence est très ancrée dans le sensible.
Au XIXème siècle, des gens comme Fourrier vont ainsi montrer comment les objets contraignent la pensée. La forme contraint le comportement. Par exemple, si vous voulez que les voitures roulent moins vite, pavez les rues. Autre exemple, si vous voulez que les clients d’un hôtel laissent les clefs de leur chambre à la réception quand ils sortent, utilisez des porte-clefs gros et lourds qui les empêcheront de glisser les clefs dans leur poche ou de partir avec.
Il en va de même avec internet : la forme du média contraint votre façon de penser. Les fils de commentaires, les tweets, les statuts facebook, toutes ces charmantes petites inventions tordent en fait votre intelligence. Elle vous placent dans un mode particulier de réponse.
Imaginons que nous discutions d’un sujet polémique :
– Si je vous ai en face à face, vous me connaissez, vous connaissez mes opinions, si vous me blessez, vous pourrez lire la tristesse ou la douleur sur mon visage, vous serez plus modérés. Et puis, nous prendrons le temps de la discussion, nous confronterons nos points de vue, nous argumenterons. En bref, nous serons dans une démarche de dialectique platonicienne où nous nous livrerons à une joute pour avancer.
– Mais si nous nous parlons via un fil de commentaires, vous ne savez pas grand chose de moi, vous me lirez de façon superficielle, vous pouvez être dans le préjugé et vous pouvez me blesser sans vous occuper de si ça me fait mal. D’autre part, nous échangerons mal, nous ne pourrons pas tout dire, il y aura des qui pro quo, les émotions et les intonations ne moduleront pas nos écrits et au final nous serons dans la rhétorique. Comme le disait la sociologue Simone Weil, ce qui comptera, ce n’est pas l’opération de la pensée, ce qui comptera, c’est de gagner, c’est de faire un bon mot, c’est d’avoir le dessus.
Et c’est d’autant plus vrai qu’internet permet à n’importe quel idiot de se déclarer « expert » d’un sujet et de battre en brèche par une estocade le raisonnement d’un vrai scientifique qui a des années de recherche derrière lui. Peu importe la justesse des arguments ou leur fondement. Ce qui compte, c’est d’avoir eu ses « 5mn de gloires à la télévision » et d’avoir brillé devant le groupe.
On voit donc bien comment le buzz se nourrit aussi du média. Comment internet est un pyromane : c’est un média qui favorise l’escalade du conflit et qui n’est pas dans le temps de la pensée.
Olivier pour Fast & Fresh
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