Designer, c’est réfléchir un problème
Ma génération a un parcours professionnel un peu atypique en termes de design. A la frontière de la génération X et de la génération Y, nous ne sommes pas nés avec internet. Nous sommes nés dans un monde de produits. Certes, ils contenaient moins d’options et moins de potentialités que les services digitaux pléthoriques actuels, mais ces produits étaient souvent bien finis, profondément esthétiques et irradiaient une poésie que l’on retrouve rarement dans le style moderne international qui peuple désormais les magasins.
Et ce n’est pas que de la nostalgie à deux balles : dans les années 50, 60, 70 et 80, les designers qui créaient des produits, les créaient comme de véritables petits bijoux : ils y passaient véritablement quelque chose, une âme. Un dessin hérité des maîtres du Bauhaus ou des écoles italiennes, une forme et des matériaux luxueusement assemblés et sur lesquels on avait envie de passer les doigts, un plaisir pétillant à jouer avec les boutons et un usage novateur et élégamment amené. Et ce mélange suffisait à lui seul à ouvrir un monde de rêves et de possibles pour les enfants que nous étions. Un monde qui portait vers le haut, parce qu’il était de façon subliminale l’héritier de valeurs qualitatives et émancipatrices. Valeurs passées par des maîtres qui ne se contentaient pas de recettes : ils savaient réfléchir.
Et c’est ce genre de maîtres que nous avons eu la chance d’avoir à l’école. L’UX n’existait pas, en tout cas pas comme aujourd’hui, le digital non plus, les gens qui nous formaient faisaient des avions, des aéroports, du produit et les procès de grands groupes industriels. Ils avaient une vision large : depuis la compréhension des usages, en passant par les risques utilisateurs et ils comprenaient profondément les difficultés inhérentes à la création produit, souvent bien plus complexe que la réalisation de simples interfaces graphiques. Les cours que nous avions à Paris V, par exemple, sous l’égide de monsieur Spérandio, étaient des cours exigeants intellectuellement, très théoriques et dont la portée était si vaste que, souvent, les élèves n’ont pleinement réalisé la signification véritable de certains choses que bien plus tard, lorsque la pratique a fait écho et que les pièces du puzzle se sont enfin mises en place.
L’autre chose, c’est que contrairement à aujourd’hui, où les élèves sont très largement accompagnés par l’administration de leur école dans la recherche de stages et dans l’apprentissage progressif de la professionnalisation, de notre coté, ce genre d’accompagnement n’existait pas : nous étions jetés dans le bain. Il nous a donc souvent fallu apprendre à la dure, c’est à dire créer par nous-mêmes tous les outils et les méthodes nécessaires pour avancer. D’autant que nous étions pionniers de certaines disciplines comme l’ergonomie ou bien l’UX. Sur le marché, la plupart des entreprises ne savaient simplement pas de quoi tout cela retournait.
En résumé, se contenter d’appliquer bêtement une recette de création nous était impossible : nous avions des maîtres qui pensaient et nous, nous étions forcés de penser. Et c’est une constante que j’ai retrouvé chez tous les professionnels véritables que j’ai pu croiser. Depuis les équipes Apple lors de mes passages chez Motorola jusqu’à celles de Sony Ericsson. Les suédois, toujours des feutres de couleurs dans la poche avant de leur chemise avaient alors 10 ans d’avance sur tout le monde parce qu’ils se posaient des questions de méthode. Talleyrand vous aurait dit : « les méthodes sont les maîtres de nos maîtres ».
6 signes que l’agence que vous avez engagée applique sans rien comprendre une recette pour créer votre page d’accueil :
Premier signe : ce ne sont pas les designers qui dirigent votre réunion de création. Les designers sont en retrait, sous la coupe d’un technico-commercial en costume noir et en chemise à carreaux équipé d’un IBM thinkpad et dont la préoccupation n’est absolument pas le sens profond de votre interface mais juste que la réunion se termine à l’heure et finisse sur la validation d’une architecture d’information. Peu importe laquelle d’ailleurs, du moment qu’on a validé quelque chose. Parce que c’est ça qu’on vous a vendu : de la validation d’étapes, pas du sens. D’ailleurs, le technico-commercial en question est prêt à tout pour finir la réunion et optimiser le temps de ses troupes, y compris à prendre le feutre pour dessiner lui-même des rectangles sur le papier tout en faisant du name dropping : « on a fait la même page d’accueil chez Vuitton ».
Second signe : les designers appliquent à l’aveugle la méthode design-thinking-agile sans la moindre idée d’où ils vont atterrir. On vous fait choisir un problème au hasard -probablement le bon, on espère- et de là, on développe une logique en syllogisme pour arriver quelque part. Mais le vide stratégique est patent : aucun diagnostic sérieux ne sous-tend la démarche et le designer ne s’appuie sur aucune compréhension profonde de ce qu’il est en train de réaliser.
Troisième signe : quoique vous disiez en tant que client, on passe par dessus vos remarques et on vous ramène systématiquement à une structure classique de site internet (en-tête, carrousel, pieds de page, blocs de réassurance…) parce que c’est plus facile à faire au kilomètre et puis parce que c’est plus rassurant. Quand on ne sait pas ce qu’on fait, ça permet de se raccrocher à quelque chose : la page d’accueil de tout le monde.
Quatrième signe : la page d’accueil qui est en train de se dessiner sous vos yeux ressemble à s’y méprendre à une plaquette de communication. C’est une partition d’égo qui liste de façon systématique de supposés bénéfices clients sans se demander le moins du monde si ça l’intéresse, le client, et si cette litanie de vanités ne va pas précisément le faire fuir.
Cinquième signe : on ne produit aucun effet sur cette page d’accueil. Aucun sentiment, aucune poésie, aucun boum, c’est plat, ça ne retourne rien dans l’âme, ça n’écorche rien, ça ne fait rien résonner / raisonner. Bref, ça pourrait tout aussi bien être la page d’accueil d’un concurrent : c’est dommage …
Sixième signe : posez une question bête à l’agence : « c’est quoi une page d’accueil ? Ça sert à quoi ? » S’ils vous répondent sur le quoi et le comment (se présenter, présenter les produits, des blocs de réassurance, dispatcher les gens…) et pas sur le pourquoi, c’est que vous avez touché le jackpot. Personne n’a probablement jamais réfléchi chez eux à ce qu’ils faisaient.
Page d’accueil : un dernier conseil
Personnellement, je vous donnerai bien un dernier avis : celui que je donne à tous les première années chez Sup’internet. Avant de lever le crayon, réfléchissez à ce que vous voulez dessiner. Ne vous jetez pas sur la calculatrice comme un étudiant en mathématique qui n’a pas lu l’énoncé.
Et si vous ne savez pas par où commencer dans votre réflexion, nous vous donnons ici un premier article.