Olivier : bonjour Carole de Bona, vous êtes la fondatrice du salon Vendôme Luxury, lieu incontournable des artistes de la mode, des acheteurs, des journalistes et de la critique lorsqu’il s’agit de luxe. Vous abordez le marché parisien au milieu des années 90 lorsque vous ouvrez l’Espace Carole de Bona situé dans un magnifique atelier industriel au coeur de la capitale, place des Petits-Pères où vous vous attachez à réunir la crème des designers émergents de l’époque, depuis Isabel Marant jusqu’à Christophe Lemaire. L’aventure se poursuit quelques années après avec l’ouverture d’un showroom rue Saint-Honoré, au sein des locaux qui abriteront le futur concept store Colette, showroom qui deviendra l’un des points focaux des acheteurs internationaux de la fashion week parisienne. Vous organisez également différents évènements clefs : l’anniversaire des 90 ans de Mr Roger Vivier au sein de la Pyramide du Louvre, le space-17 au 17 rue de Sèvre -l’ancienne piscine Art Déco du Lutétia maintenant reconvertie en Hermès Petit H– qui abritera aussi bien des showroom pour des marques comme REN que des expositions comme celles dédiées à Ali Madhavi ou bien à JonOne. Le lieu servira également de résidence à des designers comme Olivier Theyskens. Et plus récemment, Vendôme Luxury, traditionnellement abrité par l’Hôtel d’Evreux, le Park Hyatt et le Meurice s’est étendu à Vendôme Luxury Live, un hub culturel dédié à la création thématique, qu’il s’agisse de projets artistiques, de design ou bien encore de gastronomie. Comment vous est venue l’idée de créer Vendôme Luxury ?
Carole de Bona : lorsque j’ai décidé de fonder Vendôme Luxury, il y a 16 ans, c’était sur l’intuition que nous étions en face d’une génération qui commençait de vraiment casser les codes du luxe, qui les dépoussiérait. Il est vrai que depuis la fin des années 80, on voit sur le marché beaucoup de citations et de reprises mais, pour la première fois, j’ai senti un vrai changement de mentalité et j’ai décidé de suivre le fil pour voir où il menait.
Olivier : à quel moment vous êtes-vous rendue compte que les choses basculaient ?
Carole de Bona : pour saisir l’air du temps, pour comprendre comment les choses évoluent, il faut toujours regarder ce qui se passe à la marge de son propre domaine, sans quoi, on reste le nez collé sur le guidon et on finit par tourner en rond dans son bocal. Dans mon cas, c’est l’aménagement de l’espace 17, dans l’ancienne piscine du Lutetia, la où se trouve maintenant la boutique Hermès, qui a été décisif. Le lieu était compliqué à mettre en oeuvre et j’ai donc du aller chercher de l’inspiration au-delà de l’hexagone, dans différentes expositions d’art contemporain. Le constat a alors été une évidence : les gens qui achetaient de l’art contemporain – gens qui sont souvent les mêmes que ceux qui consomment du luxe- achetaient complètement différemment. Là où, avant les années 70, les entreprises étaient souvent des entreprises familiales, anciennes et conservatrices, le début des années 2000 a vu exploser de par le monde toute une génération de nouvelles fortunes souvent créées en quelques années par des jeunes gens de moins de 30 ans. Or, les goûts et les envies de cette génération étaient radicalement différents du goût des gens qui les avaient précédés.
Olivier : qu’est-ce qui a changé en substance ?
Carole de Bona : quand on se trouve richissime à 25 ans, on ne voit pas le luxe de la même façon que quelqu’un qui a 50 ans. On se met à façonner un luxe à son image : on infiltre le luxe de nouveaux besoins, plus jeunes, et cela produit rapidement un cercle vertueux. Les plus âgés suivent les plus jeunes, les codes se desserrent, les choses changent. L’autre élément qu’il faut entendre, c’est que l’arrivée d’internet a radicalement changé la donne : l’information s’est mise à circuler bien plus rapidement. Les acheteurs se sont mis à suivre l’actualité de façon plus aigüe et de vrais phénomènes de tendances sont apparus dans un panorama du luxe qui était plutôt calme jusqu’alors.
Olivier : dans la pratique, comment ces nouveaux acheteurs se comportent-ils ?
Carole de Bona : plusieurs choses sont à comprendre. Tout d’abord, quand on était riche il y a une vingtaine d’années, soyons honnêtes, on s’ennuyait un peu. On allait faire du shopping, on partait en voyage, on assistait à certains évènements mondains et puis c’était tout. Depuis le début des années 2000, l’accroissement et le rajeunissement du nombre d’acheteurs a poussé l’émergence d’une offre, une vraie : la quantité de choses possibles a décuplé. Le second point à comprendre, c’est qu’on est passé d’une consommation essentiellement centrée sur le produit à une consommation d’expérience : ressentir quelque chose est devenu central. Dans les années 60 par exemple, seuls des armateurs comme Onassis pouvaient se payer le luxe de yachts et de croisières privées. Aujourd’hui, les yachts sont de vraies résidences, l’habitude d’en posséder un s’est banalisée et les acheteurs les voient même comme des modes de vie substitutifs : en mer, on se trouve à l’écart, protégé et on peut ressentir quelque chose. On sent également que les aspirations deviennent moins artificielles, de bonnes valeurs pervasent et des fortunes sont dépensées sur des sujets plus expérientiels et plus durables même si des incohérences subsistent évidemment en termes d’écologie. La troisième chose intéressante à souligner, c’est que, quand bien même nos jeunes acheteurs luxe n’ont pas forcément toujours la culture des siècles passés -ça ne les intéresse pas toujours- ils n’en restent pas moins attentifs à la qualité et au travail bien fait.
Olivier : pour les marques, qu’est-ce qui change ?
Carole de Bona : les marques sont comme nous, elles observent beaucoup. Dans les salons par exemple, avant, les marques savaient 6 mois auparavant ce qu’elles allaient présenter. À présent, on sent qu’elles attendent parfois jusqu’au dernier moment pour vraiment se décider. Elles sont devenues hyper-réactives et quelque part, c’est palpitant. Le risque fait réfléchir. D’autre part, on sent un besoin de sincérité accru, la traçabilité des ingrédients en est une bonne illustration : le marché a changé et a poussé le secteur à se questionner davantage. Enfin, la communication est devenue plus complice : le coté formel et distant dans lesquelles les marques se retranchaient semble s’effacer peu à peu.
Olivier : dans ce contexte, comment envisagiez-vous le rôle de Vendôme Luxury ?
Carole de Bona : en installant Vendôme Luxury place Vendôme, nous avons subi a peu de choses près ce que Coco Chanel avait du affronter dans les années 30 lorsqu’elle lance sa première collection de joaillerie : les gens nous ont regardé d’un oeil suspect. Nous amenions des créateurs qui ne venaient pas des marques de luxe institutionnelles et qu’on ne pouvait pas non plus rejeter dans la case des fringues bon marché du sentier. Nos créateurs étaient de vrais talents avec un vrai savoir-faire et qui apportaient un oeil neuf sur la mode et le luxe. Acceptés nulle part, nous avons donc choisi la stratégie des impressionnistes : nous avons fait salon à coté. Et cela a fonctionné, nous avons lancé beaucoup de jeunes designers maintenant installés comme une évidence sur la place parisienne.
Olivier : que doit-on retenir aujourd’hui sur les changements du marché du luxe ?
Carole de Bona : un sens de la liberté. Les acheteurs s’accommodent de moins en moins des coutumes, ils font bien davantage ce qu’ils veulent. Ils réinterprètent les vêtements, ils mélangent les marques et les accessoires. Et c’est ce qui m’intéresse : ne pas rester dans des carcans rigides. Je viens d’une famille où ma grand-mère qui réinterpétait ses tailleurs Chanel avec des épingles à nourrice à également été l’une des premières femmes à obtenir son brevet de pilotage. C’est probablement un héritage familial : je préfère la liberté à la bourgeoisie.