Adrian : bonjour Martin, tu es architecte retail pour les boutiques Lancôme, tu voudrais bien nous en dire un peu plus sur toi, sur ton parcours et sur la façon dont se construit la scénographie d’une marque de luxe ? En effet, beaucoup de blogs parlent de luxe digital en pensant que le digital est l’avenir du marché du luxe, le seul j’entends. Nous, nous pensons que le luxe a encore de beaux jours devant lui en point de vente : l’expérience est beaucoup plus forte dans un espace réel, dans un espace au sein duquel une théâtralité et une mise en scène sont possibles. Quel est ton avis sur tout cela ?
Martin : j’ai fait des études d’architecture à Paris Malaquais, une école qui n’est pas axée seulement sur l’aspect technique du métier mais qui propose aussi de l’envisager au regard des sciences humaines et des pratiques artistiques. J’ai ensuite effectué un stage au département décor de l’Opéra de Paris puis en muséographie chez Nathalie Crinière pour le Louvre Abu Dhabi. J’ai ensuite rejoint Dior Couture, d’abord en tant que stagiaire en charge des recherches sur les matériaux et les détails, puis en tant qu’architecte junior sur les projets de boutiques Dior Homme. Je gérais une partie des ouvertures des différentes boutiques à travers le Monde. J’y ai passé six ans, et depuis deux ans, j’ai intégré l’équipe architecture de Lancôme sur l’aménagement des points de vente.
Adrian : autant dire que ce sont de bonnes écoles pour apprendre la scénographie luxe. Sur quels types de projets interviens-tu chez Lancôme ?
Martin : nous recevons d’abord un brief des équipes commerciales concernant l’ouverture de nouvelles boutiques ou les rénovations de points de vente déjà existants. Ensuite, nous traduisons ce brief en dessin technique en tenant compte des espaces disponibles, des flux et de l’environnement du magasin. La majorité des gens s’imagine que la scénographie luxe est essentiellement une question de paillettes : si la mise en scène est importante évidemment, elle ne doit jamais effacer les contraintes plus pratiques. Sinon l’expérience luxe casse. D’autre part, il est important d’avoir une cohérence entre les différentes boutiques Lancôme de par le monde.
« On doit pouvoir reconnaître l’univers, les codes et les valeurs de la marque. Ils doivent se traduire formellement dans l’architecture. »
Chaque boutique a des enjeux et des contraintes spécifiques : on n’envisage pas un projet de boutique propre, où Lancôme a pignon sur rue et où on maîtrise l’espace du sol au plafond, de la même façon qu’on conçoit une boutique dans un grand magasin du type BHV, Le Printemps ou les Galeries Lafayette. Dans les grands magasins, on doit composer avec les boutiques avoisinantes, l’emplacement alloué (bloc central, comptoir, boutique avec un backwall…) et le flux de clients. Et c’est encore différent de la façon dont on construit un point de vente dans un duty free d’aéroport même si dans tous les cas, l’espace se doit d’être un point de contact privilégié avec la marque. La scénographie luxe n’est pas quelque chose de standardisé, elle est à rapprocher du travail que le scénographe fait pour une pièce de théâtre : il réadapte le décors aux dimensions et aux contraintes de chaque salle de spectacle.
Mais il y a des variations selon les maisons. Chez Dior, l’organisation était plus centralisée et le rythme d’ouverture et de rénovations de la centaine de boutiques me permettait de suivre les projets de A à Z . Chez Lancôme c’est différent : avec plusieurs milliers de points de vente à travers le Monde, il est nécessaire de déléguer certaines étapes. Et comme on délègue certaines tâches, il faut établir un concept, une bible qui servira de référence pour respecter la cohérence de la marque de luxe dans sa scénographie.
Adrian : quels sens y-a-t-il pour les marques de luxe à ouvrir des boutiques à l’heure d’Internet ? En termes de stratégie luxe, quelle est le but ?
Martin : l’architecture commerciale a beaucoup évolué avec l’arrivée d’Internet et les achats en ligne. Auparavant, seul le produit était mis en avant. Aujourd’hui, il est essentiel de se différencier des autres marques et de pouvoir gérer les canaux de distribution variés. Le web et les réseaux sociaux ont replacé le client au centre. Des applications comme Yuka ou MyPackConnect, qui listent les composants d’un produit, ont amené la marque à développer une pédagogie et une transparence pour présenter ses produits et les modifier s’ils contenaient des éléments nocifs. Autre exemple, l’application Alipay en Chine permet de payer avec son téléphone, mais c’est aussi un portail recensant les commerces. Et elle intègre une messagerie instantanée, des services… Pour pouvoir résonner auprès de la clientèle chinoise, Lancôme a donc dû s’y inscrire et proposer ce mode de paiement. Tu vois donc que la scénographie luxe n’est plus du tout qu’une simple question d’architecture : il s’agit de mettre en forme des services qui pour certains peuvent être digitaux et réintégrés dans le point de vente.
« Contrairement à ce qu’on pourrait penser, Internet n’a pas fait disparaître les boutiques. »
Les boutiques ont dû évoluer pour se repositionner en lieux d’expérience et de service. Aujourd’hui, elles s’inscrivent en complément d’une boutique en ligne. Ça passe par exemple par le fait de développer le click and collect pour retirer ses achats effectués en ligne dans un point de retrait en magasin mais aussi en renforçant l’expérience des utilisateurs, en proposant notamment d’essayer les produits, et en apportant des conseils personnalisés prodigués par des experts de la marque.
La technologie a aussi joué un rôle dans cette évolution, avec des services comme « Teint Particulier » où un appareil étalonne le teint de peau des clients et fabrique en direct un fond de teint adapté à leur carnation exacte. Ou par exemple avec le « Virtual Mirror« qui permet aux utilisatrices d’essayer virtuellement toutes les références de maquillage, soit de chez eux sur le site internet, soit en boutique avec un iPad. Tous ces changements ont eu un impact sur l’architecture du lieu. Il ne s’agit pas juste de poser une machine au milieu du magasin, mais de l’intégrer intelligemment dans la scénographie de l’espace luxe.
« Une scénographie luxe est une écriture dans l’espace. »
Adrian : comment ça se passe concrètement pour concevoir un espace? Y a-t-il des différences ou des constantes pour les boutiques Lancôme à travers le Monde?
Martin : de manière générale, on aménage le point de vente en fonction de l’histoire qu’on veut tisser, des produits du catalogue qu’on veut mettre en avant ou d’un public qu’on veut cibler. Comme la scénographie au théâtre va dépendre d’une mise en scène donnée, va s’adapter à elle, on pense une boutique de luxe comme une écriture dans l’espace. Le maquillage va parfois être mis en avant pour son fort impact visuel, repérable de loin et attrayant notamment auprès des jeunes. Pour d’autres boutiques, ce sera les soins qui prendront de l’importance. L’attrait du digital est notable auprès des Millenials, on mettra donc en avant des appareils technologiques si on les cible. On a aussi développé des « Sharing Tables » où les clients s’installent autour d’un carrousel présentant les produits de façon ludique. Des miroirs suspendus leur permettent aussi de s’approprier l’espace par eux-mêmes.
Il y a toutefois des constantes d’un magasin à l’autre qui correspondent aux codes de Lancôme. L’esthétique d’appartement ou d’atelier parisien avec parquet en point de Hongrie et moulures haussmanniennes, une idée d’ouverture sur l’extérieur grâce à des fenêtres virtuelles qui diffusent un contenu vidéo avec des vues de Paris ou de jardins, un ciel étoilé avec des LED au plafond, les couleurs, noir et doré, et les lignes épurées. Le concept architectural doit traduire ces idées de luxe, de confort, de marque française historique et atemporelle dans sa scénographie. Le logo de la marque devient un élément d’architecture à part entière, en mural, ou bien en support de lustre.
« L’architecture ne doit pas être un obstacle, ni être trop criante, mais créer une navigation qui se dévoile progressivement et de façon fluide. »
Adrian : l’éclairage joue-t-il un rôle important dans l’écriture de l’espace?
Martin : les boutiques servent avant tout à présenter les produits, et il faut que l’éclairage les mette en valeur. Dans le cas des grands magasins, on ne peut pas toujours le maîtriser totalement. On va dépendre de l’éclairage des autres boutiques ou de celui du centre commercial comme on n’a pas toujours la possibilité d’avoir un plafond. Pour une boutique propre, on a beaucoup plus de contrôle sur ces paramètres. On se retrouve avec une boîte noire dont on peut sculpter l’espace par la lumière.
Dans tous les cas, l’éclairage participe à la mise en scène du produit.
On va avoir des températures de couleur adaptées au produit. Neutres pour rendre la teinte exacte des produits de maquillage et leur texture. Neutre ou chaude pour les espaces de services et conseils, notamment avec des lampes dans le genre des coiffeuses de théâtre qui vont adapter la lumière au contexte du maquillage qu’on réalise (journée ou soirée) dans un souci de précision. Dans les cabines de soin, la lumière intervient comme une scénarisation. L’éclairage évolue comme si la nuit tombait, puis on a une séquence de luminothérapie, avant de terminer par le jour qui revient.
Adrian : Quelle est la place de la caisse dans la boutique?
Martin : On va souvent la placer en retrait, comme c’est rarement le plus important dans l’expérience client, mais elle doit tout de même être repérable. On l’associe à un espace d’emballage des produits. C’est un espace assez codifié pour le coup, qui doit être efficace et où les vendeuses doivent trouver tout à portée de main pour ne pas entamer la fluidité du parcours client. On tend néanmoins de plus en plus à la faire disparaître au profit d’un système de caisse volante. Les hôtesses peuvent déambuler au milieu des clients avec une tablette pour les encaisser. Encore un exemple de comment l’évolution technologique modifiera l’architecture du lieu.
« Avec l’arrivée de l’expérience utilisateur, la scénographie est devenue encore plus qu’avant une question d’expérience et de services. »
Adrian : quelle définition donnerais-tu au luxe en architecture et en général?
Martin : c’est avant tout une question de qualité, liée à l’image de marque. Cela se traduit par un soin du détail, par le choix des matériaux, par une belle exécution, par la façon dont on va concevoir une poignée, des jointures, du mobilier… Ce n’est pas forcément identifiable au premier regard mais si on s’attarde, on aura de quoi creuser.C’est assez lié à l’idée de profondeur d’expérience. Le luxe a évolué dernièrement. On ne parle plus de produit seul, comme on pouvait le faire avec des sacs Vuitton. Dorénavant le luxe est lié à cette notion d’expérience et de service : on se paye un bon hôtel, un soin, un spa… C’est en ce sens que la scénographie est importante dans le luxe.
Adrian : Lancôme fait aussi des parfums, comment tu abordes ça avec l’architecture?
Martin : il y a un aspect sensoriel à intégrer dans la conception des espaces qui dépend de chaque produit. Pour un parfum on mettra l’accent sur l’odorat évidemment, avec des testeurs et des touches à sentir. Pour le maquillage, ce sera plutôt la vue, alliée à un accès facile au produit pour les essayer directement. Quant aux soins, on donnera de l’importance au toucher, avec la texture des crèmes et lotions. Toutes ces attentions concourent à transmettre une expérience privilégiée aux clients de la marque.