« Nous travaillons avec Asmodée Research sur la compréhension du concept de jeu et sur la conception de jeux plus émancipateurs »
Olivier : bonjour Arielle, tu es la directrice de l’UFR V à Montpellier III. C’est toi qui accueille les étudiants qui se destinent à devenir chercheurs en Sciences humaines. Tu es également enseignante et tu as participé à former plusieurs générations de Psychologues expérimentalistes, dont la mienne, c’est toi qui a encadré mon mémoire. Enfin, tu es aussi chercheuse, tu fais notamment partie des scientifiques qui, les premiers, se sont intéressés au domaine des émotions. Et nous travaillons aujourd’hui ensemble, le laboratoire Epsylon et Fast & Fresh, aussi bien sur des projets engageant la stratégie de grands groupes -comme Accor ou bien SNCF– que sur des projets de recherche plus fondamentale comme celui que nous sommes en train de construire avec Asmodée, le leader international de la conception de jeux de plateau. Tu veux bien nous en dire un peu plus sur le projet Asmodée ?
Arielle : bonjour Olivier, oui, lorsque Mikaël Le Bourhis et Domitien de Williencourt du groupe Asmodée nous ont contacté, l’idée était de réunir un groupe de chercheurs inter-disciplinaire autour du thème du jeu et de ses bienfaits. Le groupe Asmodée a ainsi créé pour l’occasion une entité d’étude, « Asmodée Research » , dont le but est de comprendre à l’aune des Sciences Humaines et des Sciences en général comment le jeu peut devenir un vecteur d’émancipation et d’apprentissage individuel. L’initiative a également donné lieu à une série de conférences, Game in Lab, auxquelles nous avons participé.
Olivier : la conférence que tu as donnée sur la nécessité des émotions négatives dans le jeu était passionnante, tu veux bien nous en faire un résumé ?
« Le bien-être est composé d’émotions positives et de plaisir à plus long terme »
Arielle : la première chose à comprendre, c’est que les individus jouent pour ressentir du plaisir. Mais cette notion de plaisir est faussement évidente et elle mérite d’être plus clairement définie. En Psychologie expérimentale, nous préférons parler de « bien-être ». Le bien-être est un état de satisfaction profonde qui conjugue en réalité deux éléments : des émotions positives (qui sont des contre-réactions brèves et immédiates à ce que l’on vit dans l’instant, à ce qui est donné par l’environnement : par exemple, être content de tirer une bonne carte dans un jeu) + du plaisir parfois aussi appelé « bonheur » dans la littérature (qui est une satisfaction plus élaborée que la simple émotion parce qu’elle correspond à l’atteinte d’un objectif plus haut niveau, plus long terme, plus construit, plus sensé comme par exemple l’idée de faire une sortie réussie en famille ou bien de savoir mieux jouer aux échecs).
« La notion de flow est une notion clef dans la conception de jeux »
Olivier : et tu me disais donc que cette notion de bien-être était intimement liée à la notion de « flow ».
Arielle : oui, le concept de flow est une notion développée dès les années 70 par Mihály Csíkszentmihályi, le directeur du département de Psychologie de l’université de Chicago et qui a servi de support à la modélisation scientifique d’un grand nombre de recherches sur le jeu. L’idée de Csíkszentmihályi est de dire que, dans certaines conditions, le jeu permet à l’individu d’atteindre un niveau de conscience et de concentration très élevé : le joueur est motivé, concentré, absorbé par l’activité et développe une forte sensation de s’actualiser, d’être là et d’être bien. Il est littéralement « emporté » par le flux du jeu.
Olivier : tu me disais d’ailleurs que lorsque les parents éteignent brutalement la console de jeu de leurs enfants, ils les obligent à une sorte de « redescente » traumatique, à une sorte de retour à la réalité brutal alors même que les enfants qui jouaient avaient atteint un niveau de concentration et d’engagement très élevé. Mais du coup, que faut-il faire pour atteindre ce niveau de concentration, pour saisir le « flow » ?
« La conception de jeux ne peut pas se passer des émotions négatives »
Arielle : ce qui manque, selon moi, à la définition du bien-être, pour comprendre la genèse d’un flow, ce sont les émotions négatives. Le modèle de Pekrun (2000) est d’ailleurs à ce titre particulièrement important pour saisir comment fonctionnent les choses. Là où les premiers modèles de l’émotion s’intéressaient uniquement aux émotions de base, les modèles suivants ont commencé de se diversifier pour embrasser des champs plus complexes : émotions sociales comme l’empathie, émotion « sur soi » comme la honte ou la fierté ou bien encore émotions d’accomplissement, celles qu’on ressent lorsqu’on arrive à faire quelque chose.
Olivier : pourquoi les émotions négatives sont-elles si importantes dans la conception de jeux ?
Arielle : la fait qu’elles soient négatives ne les empêche pas d’être utiles. Tout comme les émotions positives, elles aident à stabiliser le flow : le jeu est un effet de tension. Un jeu d’équilibre dans une tâche d’accomplissement. Si le sentiment de maîtrise et de contrôle est trop fort : on s’ennuie. Et si, au contraire, le sentiment de complexité est trop important, alors, le joueur jette l’éponge. Le jeu peut alors se comprendre comme un sentiment ajusté de contrôle : j’arrive à avancer (sentiment positif) mais je ne gagne pas à tous les coups (sentiment négatif). La frustration est aussi importante pour le jeu que le plaisir de gagner.
Olivier : pour terminer, Arielle et moi notions à quel point Zelda BOTW jouait formidablement bien l’ensemble des notions évoquées dans cet article. Depuis les émotions esthétiques que le jeu procure juste par l’image, en passant par le plaisir progressif de débloquer plateaux et sanctuaires jusqu’à la difficulté presque excessive des pass d’extensions. Le jeu sait très bien doser la liberté et le plaisir au point de parfois absorber les joueurs dans un flow prolongé 🙂
Crédit photo couverture : Nintendo