Entrepreneurs sociaux : qui sont-ils ? Quels sont leurs usages ?
Christopher Des Fontaines
Qui n’a jamais entendu parler des entrepreneurs sociaux ?
Entrepreneurs sociaux, ces curiosités qui parviennent à concilier éthique et business, progrès social et chiffre d’affaires, osons le dire, socialisme et capitalisme ? Associations, SCOP, SCIC, on en voit de plus en plus qui par des initiatives collectives et locales tentent de combler le vide laissé par l’État, notamment en matière sociale et environnementale.
Ils représentent aujourd’hui plus de 10 % du PIB et près de 12,7 % des emplois privés en France. C’est 200 000 entreprises et structures et 2,38 millions de salariés. C’est de surcroît une communauté qui va en s’agrandissant et qui de ce fait mérite notre attention.
En collaboration avec Olivier Mokaddem (Directeur de l’agence de Stratégie Utilisateur Fast & Fresh et collaborateur du laboratoire de Psychologie Cognitive & Sociale de l’Université Montpellier 3), nous avons réalisé une enquête terrain auprès de 10 entrepreneurs sociaux âgés de 25 à 35 ans pour tenter de caractériser leur profil, leur activité et les motivations qui sous-tendent leurs efforts. Fast & Fresh a renforcé cette étude par 20 entretiens utilisateurs sur un projet parallèle connexe + deux entretiens avec des responsables CCI sur Paris et Montpellier.
Entrepreneurs sociaux : un engagement fort
La première chose qu’il nous a été donné de constater, c’est la force de leur engagement en ce sens qu’il est corroboré d’un motif « vocationnel ». Parmi les raisons d’agir qui ont été évoquées, nous retrouvions des jugements sur la société, des déductions existentielles et des positionnements conscientisés : « la culture n’est pas un bien de consommation », « je veux travailler pour les malvoyants », « ce sont les seuls défis dans lesquels je trouve du sens », « je ne me vois pas faire autre chose », « j’aurai eu l’impression de passer à coté de ma vie » ou bien « sortir de l’entreprise permet de sortir de la production immédiate, de penser et de se désaliéner ». Ce sont des individus qui expriment à la fois du rejet pour l’ordre social établi et un désir de redéfinition de leur vie par rapport à cet ordre social rejeté.
En revanche, à la différence du rêveur qui aurait la tête dans les étoiles, les entrepreneurs sociaux, eux, rêvent en gardant les pieds sur terre. Leur premier souci est de passer de l’idée au réel comme nous indiquent les propos recueillis lors des entretiens : « je veux transformer ma passion en métier », « je voudrais pouvoir en vivre », « mon projet n’est pas un projet utopiste », « je cherche des formations concrètes », « je passe tout mon temps dessus » ou encore « je veux avoir un vrai impact social ». Ce désir d’agir sur le statu quo est renforcé par un certain nombre d’adjuvants dont la présence augmente à mesure qu’ils avancent dans la réalisation de leur projet. Tuteurs, tutorials, business angels, formations, documentaires, communautés, tout ce qui les confirme dans leur lancée et qui entretient la pulsion sera aussitôt repéré et utilisé à dessein. Ils sont également très réceptifs aux outils qui leur permettent d’esquiver les obstacles et de passer rapidement d’une étape à l’autre : des courtes formations pratiques, des ressources humaines adaptées dont on sent qu’elles font avancer les choses, etc.
L’une des conséquences de ces dynamiques personnelles croisées – avoir un engagement fort pour une cause et vouloir la servir en pratique – est le désir d’être moteur.Ils ne se conçoivent autrement que comme un centre par lequel tout ce qui touche à leur projet doit passer. Ici, leur désir d’être moteur doit être interprété au pied de la lettre. Ces entrepreneurs veulent faire avancer les choses, tirer les autres vers l’avant, faire pousser le projet, sentir que les choses bougent. Chacun participe de la motricité de son projet autant que de son sens, et pour cause, puisque le projet est ressenti comme une véritable extension de soi.
Subséquemment, cette force d’initiative aspirante entraine à elle un certain nombre d’opposants. Nous avons observé par exemple que les sondés sont susceptibles d’adopter des tendances managériales autocentrées : « j’ai tendance à tout faire moi même », « le projet, c’est mon bébé », « j’aimerais engager des doubles de moi-même pour faire le travail et être sûr qu’il soit bien fait », « j’ai du mal à collaborer si les visions divergent trop ». Avec ceci de périlleux que le risque de burn-out n’est bien jamais loin lorsque l’on prétend pouvoir porter toutes les casquettes et faire l’homme-orchestre sur des temps parfois très longs. De même nous ont-ils raconté avoir la sensation de lutter contre des moulins : « les processus habituels sont souvent inutiles », « les incubateurs nous ont fait perdre du temps », « il fallait des diplômes et refaire 5 ans d’études », « les portes sont souvent fermées ». Ainsi, du fait qu’ils sont aux avant-postes de leur projet, ils essuient les plâtres et parfois se découragent : « on perd du temps, de l’argent », « il faut des fois tout recommencer » ou bien « on réalise qu’on n’avait pas les bonnes compétences ».
Entrepreneurs sociaux : un recrutement narcissique
La situation d’un entrepreneur, surtout lorsqu’il est question d’un startupper, comprend une succession d’impondérables contre lesquels il est préférable de se protéger. Les trois premières années d’une entreprise, qu’elles soient sociales ou pas, sont généralement soumises aux mêmes difficultés : peu de moyens, beaucoup de travail. Dans ce contexte, l’automatisme commun de l’entrepreneur consiste à vouloir s’entourer du super collaborateur qui serait doué d’une expression claire, de tous les soft skills, d’une grande autonomie, d’une capacité à aider H24, avec les mêmes affinités, des passions communes, une motivation de force égale et muni d’une culture générale aussi vaste que diversifiée. Il en résulte de cette recherche ambitieuse des déceptions qui mènent au sentiment d’être seul au monde.
S’ajoute à cela une incapacité de leur part à identifier les compétences spécifiques (« hard skills ») dont ils auraient réellement besoin. Les porteurs de projets discernent parfaitement bien la compétence générale qui leur font défaut (commercial, communication, web, etc.) mais sont incapables, par méconnaissance, de définir les capacités techniques du candidat à recruter (par exemple : un développeur Java ou Ruby on rails avec 3 ans d’expérience en application mobile). Le risque, à la fois dans le recrutement narcissique (je cherche un double de moi-même, aussi motivé, aussi passionné, etc.) et le manque de connaissances RH (basé uniquement sur les soft skills et un jugement approximatif des besoins spécifiques de l’entreprise : « je veux le même< mais qui me surprenne »), est d’embaucher des personnes peu compétentes qui ralentissent voire mettent en péril le développement de l’entreprise.
Entrepreneurs sociaux : une conduite de projet systématique
Quand on cherche à résoudre un problème, l’une des méthodes qu’on peut utiliser est la force brute – ou méthode systématique – qui consiste à essayer toutes les possibilités jusqu’à trouver la bonne. Le désavantage est évident. On perd beaucoup d’énergie et de temps à essayer toutes les combinaisons possibles. Une autre méthode, plus intelligente, consiste à utiliser des opérations mentales intuitives, connues sous le nom de raccourcis heuristiques, qui cherchent à cibler avec justesse et rapidité. Par exemple, quand on veut ouvrir le téléphone d’un ami par le code SIM, plutôt que d’essayer toutes les combinaisons possibles, on va essayer sa date de naissance puisqu’il y a de fortes chances qu’il l’ait utilisée comme verrou.
Force est d’observer que les entrepreneurs sociaux utilisent la méthode systématique. Ils se lancent à l’aventure tambour battant et cœur à la main avec l’idée d’accomplir de grandes choses. Lors de cette phase de démarrage énergivore, ils perdent beaucoup de temps faute d’avoir analysé le terrain au préalable et le dilapident à ne pas savoir à qui s’adresser, dans quelle direction aller et avec quels moyens. Quand bien même certains problèmes se résolvent assez facilement (on peut vite trouver des bénévoles, des conseils et du soutien financier des parents, etc.), dès qu’on passe sur des problématiques plus complexes (faire un site web, chercher des clients, déposer des statuts, etc.), les entrepreneurs se retrouvent souvent devant le fait accompli. Mal guidés, ils font tout à la main et essaient mille et une solutions dans lesquelles ils perdent souvent du temps, de l’énergie et de l’argent.
Cependant, se perdre c’est apprendre. Même si leurs errements sont dans l’absolu une dépense d’énergie inutile, c’est aussi par les détours qu’on comprend le fonctionnement d’un parcours. Savoir ce qu’il faut éviter est une information d’égale importance, sinon supérieure pour la pérennité́ d’un projet, à celle de savoir ce qu’il faut faire. Pas d’erreurs, pas d’échecs, pas d’apprentissage. D’autre part, il est intéressant de noter que les porteurs de projet eux-mêmes assument le fait qu’un projet sans épreuves ne leur convient pas. Un projet sans défi ni difficultés n’est pas un projet qui peut mériter sa réussite. Ils ont clairement une volonté́ de se confronter au monde et de le changer. En ce sens, leur réussite se mesure à l’aune des challenges surmontés (premier site, premiers clients, première levée de fonds, etc.). Mais une question demeure. Jusqu’à quel point sont-ils capables de se nourrir des difficultés sans les vomir ?
Entrepreneurs sociaux : le besoin de tuteurs
Il s’agit là d’une donnée aussi bien induite par les résultats qu’explicitement demandée par les porteurs de projets : « à certains moments, j’aurais eu besoin d’un tuteur, de quelqu’un qui nous aide, nous conseille, nous guide et relativise nos positions », « le tuteur aurait pu nous donner les infos manquantes, nous éviter les démarchages systématiques, nous permettre de palier l’apparition d’un concurrent ou la perte d’un bénévole ou encore « il aurait également pu servir de caution auprès des organismes officiels et des clients ».
Ce besoin de tuteur dit deux choses. Concernant l’impréparation des porteurs de projet, à nouveau, ce sont des personnes instinctives et intuitives qui s’engagent la fleur au fusil. Ils se jettent dans la bataille et c’est une fois arrivé au front qu’ils se rendent compte qu’ils ont besoin d’aide. D’ailleurs, auraient-ils voulu un tuteur dès le commencement ? Ne leur faut-il pas passer par toutes ces galères avant de faire appel à de l’aide ? Le tuteur n’aurait-il pas été́ ressenti comme une castration ? Comme une dépossession de leur projet ? La seconde chose, c’est que s’il y a un tel besoin de tuteur parmi les entrepreneurs sociaux, c’est peut-être qu’ils émergent sur un terrain encore immature et mal organisé par rapport à celui de l’innovation par exemple. Ils sont peut-être mal suivis et mal encadres par les collectivités, laissés un peu à eux-mêmes ? Quoiqu’il en soit, nous avons bien affaire à un nouveau type d’entrepreneur qui par sa présence accrue, sa dévotion et sa compréhension des enjeux actuels déplace progressivement le centre de gravité de l’économie du futur. A suivre.