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Innovation par l’ux : 6 clefs pour avoir de l’impact social et environnemental en sortant de la société du spectacle

Innovation par l'ux sortir de la société du spectacle pour avoir un impact social et environnemental

Innovation par l'ux sortir de la société du spectacle pour avoir un impact social et environnemental

Clef n°1 pour innover par l’ux : les spécialistes de l’expérience utilisateur vous donnent généralement des clefs méthodologiques insipides sans proposer de vision profonde de l’innovation

Tout est dans le titre de ce paragraphe : lorsqu’on lit les articles de blog ou bien les livres sur l’innovation par l’ux, force est de constater qu’on tombe généralement sur de la bière tiède.

Beaucoup de choses sont dites dans ces textes, pas toujours inintéressantes, mais on boucle rapidement sur des sortes de « tips », des conseils que l’on pourrait appeler des « astuces méthodologiques » qui ne sont pas sans valeur, dans la pratique, mais qui laissent généralement le lecteur sur sa faim.

En effet, quand, dans la jungle des articles SEO uniquement destinés à faire remonter les agences dans les résultats de recherche Google, on tombe enfin sur un article professionnel, on a l’impression de relire pour la énième fois les mêmes concepts éculés.

Les blogs qui parlent d’innovation par l’ux ressassent à peu près toujours les mêmes clichés

Revoyons-les rapidement. On retrouve dans l’ordre :

Clef n°2 : à l’heure actuelle, telle qu’elle est pratiquée, l’expérience utilisateur ne fournit pas tant de valeur que cela au marché : les usagers, en réalité, sont tristes

Ce n’est pas moi qui le dit. Ce sont les études produites à foison par les Sciences Humaines.

Les chercheurs qui analysent rationnellement et scientifiquement les comportements des utilisateurs sont assez clairs là dessus.

Prenons quelques exemples.

Lorsque l’on regarde du coté de Kahneman, grand psychologue devant l’éternel, l’un des grands spécialistes de la théorie des jeux, ils vous explique avec d’autres chercheurs comme Barry Schwartz que le marché est saturé de services et que trop de choix tue le choix : l’offre de produits et de services est tellement pléthorique que les utilisateurs ne savent plus vraiment quoi choisir. Comme le pensait Miller, ils finissent par choisir sur un biais de perception (une couleur, un prix, une relation de marque) sans rapport avec le contenu réel de l’objet à acheter. Et à la fin, ils ne sont même pas heureux parce qu’entre le produit 1 et le produit 2, quelles différences ? Ils ont pris le produit 1 mais le 2 les aurait rendus tout aussi heureux. Il n’y a même plus de plaisir clair à acheter quelque chose.

Ensuite, lorsqu’on regarde en philosophie politique, Bernard Stiegler vous explique, dans Prendre soin de la jeunesse et des générations, que les marques détruisent le savoir vivre et sa fille Barbara Stiegler vous explique que la majorité des outils digitaux disponibles aujourd’hui sur le marché, loin de chercher à émanciper les usagers, sont en fait devenu de simples outils de captation de l’attention ou bien les outils qui permettent aux contre-maîtres de surveiller leurs employés. Deleuze avait déjà prédit cette tendance dans les années 70 quand il explicitait Foucault. Et des gens comme Snowden ou Assange, dans la sphère politique, ont démontré comment cette vision de surveillance s’était étendue bien au-delà du marché du travail pour devenir l’outil usuel de surveillance de masse de la population par sa classe politique. Différents documentaires explicitent très bien la chose : on pensera par exemple à « Derrière nos écrans de fumée » sur Netflix.

Pour poursuivre, d’éminents penseurs stratégiques comme Baumard ou Liang vous expliquent que nous sommes sortis de la pensée stratégique. Tout est technique. Comme le montre très bien le très sérieux documentaire d’Adam Curtis, Hypernormalisation, diffusé par la BBC, le public s’est enfermé dans la technique comme dans un rêve salvateur : commander un menu Big Mac en 5 minutes sur un téléphone est devenu magique, cela donne l’impression d’avoir du pouvoir, de résoudre des problèmes, de s’insérer dans une logique certes étroite mais rassurante puisqu’elle évite de se poser les grandes questions de la philosophie et de la vie. En effet, la technique ne s’attache qu’à résoudre de petites choses : qu’est-ce que je vais manger à midi ? Quand vais-je recevoir mon colis Amazon ? Cela résume bien les affres dans lesquels la génération X et la génération Y ont plongé leurs enfants, la génération Z : nous laissons nos petits assis dans le métro, avachis, têtes courbées sur leur téléphones, à swipper comme des drogués avec un doigt qui ne sait plus vraiment pourquoi ils swippe. C’est du réflexe qui fait se sentir vivant comme après un fix.

Enfin, les très bons ouvrages comme celui de Maurizio Lazzarato, La fabrique de l’homme endetté, ne manquent pas qui démontent clairement comment le néo-libéralisme a construit des hommes et des femmes à crédit dont la seule perspective est de ne rien posséder et de payer un loyer pour tout, vision que l’épanouissement des services digitaux a largement contribué à construire. Un monde digital où tout est abonnement en somme.

Le très bon ouvrage de Maurizio Lazzarato sur la condition humaine dans une économie neo-libérale

Clef n°3 : et du coté des UX designers, qu’est-ce qu’on en pense ? Et bien l’UX ne fait pas rêver

Cela fait 12 ou 13 ans maintenant que j’enseigne l’ergonomie, l’ux et les Sciences Humaines et immanquablement, les élèves reviennent vers moi avec ces deux mêmes remarques :

Clef n°4 pour innover par l’ux : il n’y a que la compréhension profonde des sujets qui peut vous aider à innover.

C’est une clef classique en Sciences Humaines et en Stratégie mais cette clef, majeure, est oubliée la plupart du temps. Enfin, il serait plus juste de dire qu’elle est escamotée.

Cela fait 20 ans maintenant que j’aide des entreprises et je peux vous assurer que la dynamique est toujours la même : la plupart des entreprises qui souhaitent innover se comportent, en réalité, comme des collégiens devant un problème de mathématique : elles ne lisent pas l’énoncé. Elles se précipitent sur la calculatrice et elles posent des formules à la va-vite.

Or, il n’ya que la compréhension profonde des sujets qui peut vous aider à réellement trouver des angles d’innovation sérieux.

C’est pour cela que je vous disais en début d’article qu’on ne vous donne souvent que des « astuces méthodologiques », des « trucs ».

La lean ux et le design thinking, c’est bien mais soyons honnêtes, ça sent quand même un peu la recette de pancake réussie à coup sûr en moins de 5 minutes : ça se cuisine vite mais ce n’est pas très bon.

Ce n’est pas la recette qui permet d’innover mais bien la compréhension profonde qu’elle peut apporter des sujets.

Et, encore trop souvent, le temps des projets est un temps trop court : on réalise une étude et on la convertit comme un peu en solutions sans se rendre compte qu’il faudra en réalité 2, 3, 4 études parfois que l’on croisera pour bien saisir la profondeur des problèmes. 

Une seule étude, bien menée, avec des moyens réels et une bonne méthode donne des clefs fortes évidemment mais c’est la longueur et le croisement des données qui donnera un sens profond aux choses.

Pour mieux vous faire comprendre mon point de vue, prenons un exemple parallèle : la course à pieds. Cela fait 10 ans que les spécialistes américains du jogging ont inondé youtube et tous les magazines de sport de la même ritournelle miracle : bien courir, c’est courir sur l’avant du pied. 

Et, maintenant, tout le monde court comme ça. Comme s’il n’y avait que cette recette magique. Tout le monde copie cette idée bête sans la comprendre. Quitte à se faire mal. Quitte à ne pas tenir compte de son corps.

Mais dans la pratique, les kinés et les préparateurs sportifs vous diront tous que les choses sont un plus complexes que cela : selon que vous êtes sprinter ou bien coureur de fond, selon votre morphologie, selon vos objectifs de course, selon votre niveau… vous n’allez pas forcément courir de la même manière.

Par exemple, un des éléments importants, dans le jogging, c’est d’éviter les oscillations verticales. Afin de perdre moins d’énergie et de protéger les articulations des impacts au sol. Or, ce n’est pas courir sur l’avant du pied qui va régler le problème. Une chose qui peut régler le problème, en revanche, c’est de travailler sur la fréquence de pas. Mais quand on ne comprend rien au sujet, on est la proie facile des explications et des méthodes simples.

Les équipes Apple ne s’étaient pas contentées d’encoquer de l’informatique dans un pied boule mais avaient revu jusqu’au type de vis utilisé pour s’assurer que forme et fond, esthétique et performances s’alliaient parfaitement

Clef n°5 : pour innover, il faut sortir du sophisme pour commencer de soigner

Comprendre la notion de soin dans la société de l’information à la lumière de Guy Debord

« La décadence de l’explication accompagne d’un pas égal la décadence de la pratique »

Guy Debord, commentaires sur la société du spectacle

Pour bien comprendre ce qu’est aujourd’hui l’expérience utilisateur, il faut faire un petit détour par un grand philosophe, poète, révolutionnaire et qu’il le veuille ou non, à sa manière, sociologue : Guy Debord.

Qui est Guy Debord ?

Dans les années 60, Guy Debord est un parfait inconnu. Mais un parfait inconnu qui va publier en 1967, un an avant les évènements de mai 68, un obscur ouvrage, La société du spectacle, livre étrange fait d’aphorismes à la fois passionnants, intenses et éclairants mais difficilement compréhensibles pour qui le lit en première intention.

Cette suite révélations extatiques agit étrangement sur la pensée : chacune fait réfléchir, chacune ouvre des portes mais le tout laisse un peu désemparé parce que l’ouvrage renvoie à des notions complexes et à des références qu’il faut avoir pour bien en saisir la profondeur.

Aux lecteurs qui voudraient lire l’écrit original, nous leurs conseillons d’ailleurs vivement d’acheter les écrits de Guy Debord par paire : La société du spectacle + Commentaires sur la société du spectacle. Le second étant la préface de 1988 à l’édition italienne du premier. Les commentaires permettant de saisir mieux que les aphorismes le réseau sous-jacent qui structure la pensée de Debord.

Le jeune Guy Debord dans les années 60

Qu’est-ce que le situationnisme : le mouvement politique révolutionnaire qu’il fonde ?

Pour bien comprendre la nature et la place du situationnisme dans la pensée occidentale, nous renverrons le lecteur vers les sociologues et les experts en philosophie politique plus doctes que moi sur la pensée de Debord et qui l’expliqueront mieux.

Mais pour introduire le sujet en deux mots auprès du lecteur, on pourrait dire que le situationnisme est une addition à la pensée Marxiste.

Au fond, Debord reprend la vision de Nietzsche sur Marx : la pensée sociologique Marxiste, quoique géniale dans ses analyses économiques et politiques, est vouée à l’échec parce qu’elle remet l’affrontement avec le néo-libéralisme à plus tard, à un « grand soir » où enfin le prolétariat serait libéré des chaînes de l’esclavage et de la pauvreté.

Au fond, Nietzsche nous dit que le Marxisme est christique car il attend un jugement dernier et une salvation qui pour Nietzsche n’arrivera pas. Et c’est à cette position que Debord répond, au fond, par le situationnisme : on ne peut lutter contre les injustices sociales qu’ici et maintenant avec des complices car si l’on critique sans faire, on laisse le temps au système néo-libéral de se dérober à l’attaque, de la contourner et de se la réapproprier pour la marchandiser.

Si le concept vous paraît compliqué, pensez à l’écologie : la critique faite depuis les années 70 par l’écologie de la dévastation de la planète s’est insensiblement muée en green washing généralisé. Tout le monde fait de la compensation carbone, tout le monde utilise moins d’eau pour produire des vêtements. Et à la fin, les grandes marques de mode se font retoquer pour grossier mensonge et doivent corriger leurs étiquettes : en fait, elles utilisaient encore plus d’eau que d’habitude pour leurs nouvelles collections.

Pourquoi Guy Debord parle-t-il de société du spectacle et quelles sont ses prédictions sur le développement de notre société actuelle ?

La pensée de Guy Debord est complexe et touffue et on ne saurait évidemment pas résumer ses idées ici en quelques lignes.

Mais pour les praticiens de l’UX, quelles clefs sont indispensables.

Les collections durables H&M ont été accusées de consommer en réalité plus d’eau que les collections classiques

Clef n°6 : l’innovation par l’ux consiste à savoir se dégager de la société du spectacle pour éviter les systèmes structurels de violence et émanciper les utilisateurs

Si vous avez bien écouté Debord, vous aurez compris qu’en passant de l’ergonomie à l’ux, nous avons donc basculé de l’usage à l’échange, de l’utile au spectacle. 

À tel point que beaucoup d’ux designers ont parfaitement intégré cette donnée et répètent à l’envie, sans réfléchir : « nous sommes là pour vendre uniquement », « nous sommes là pour créer des moments transitoires d’émotion ». Oui du spectacle en somme.

Je terminerai cet article en expliquant que le spectacle amène irrémédiablement à la violence.

En effet, si l’on suit aussi bien les psychologues comme Winnicott qui donnait des conférences à des juges en Angleterre dans les années 50 sur les mécanismes de la violence aussi bien que les dernières recherches en neuro-psychologie, la violence est un processus non médiatisé.

La violence, disait Winnicott, c’est quand il n’y a plus de jeu.

L’immense psychologue Donald Winnicott dont les travaux portaient notamment sur le jeu, l’addiction et la violence

La violence, c’est quand il n’y a que de l’image qui absorbe le spectateur comme dans un piège qui l’intoxique, comme une plante carnivore mange un insecte.

La violence, c’est quand la logique a été dissoute, qu’on ne peut plus rien expliquer ou plus rien réfléchir.

L’ergonomie et l’UX doivent servir à contrer tout cela et c’est là qu’elles innovent le mieux, quand elles émancipent les individus au lieu de les contraindre.

Quand elles trouvent des façons de mettre du symbolique entre le désir et l’objet du désir.

Quand elles font réfléchir au lieu de lever tous les barrages à la libido.

Quand on sort de la brutalité instinctive pour se mettre à peindre, à danser et à jouer ensemble.

Sans cela, les entreprises récolteront ce qu’elles ont semé. Dans la société en général et contre elles-mêmes.

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