Olivier : Juan Rodriguez, bonjour. Merci de nous accorder cette interview. Tu es auteur de jeu. Tu es notamment l’inventeur de « Tic Tac Boum » avec Sylvie Barc ou bien encore de « Décrocher la lune » avec Fabien Riffaud. À l’origine, tu viens des arts graphiques : tu as réalisé les illustrations de nombreux magazines de jeux, je pense notamment à Graal ou bien Chroniques d’Outre-Monde. Tu as également travaillé 10 ans à Charlie Hebdo à la maquette et à la fabrication. C’est également toi, en collaboration avec Thierry Garance, qui a adapté le succulent Maurice et Patapon de Charb en animation. Et tu as évidemment illustré nombre de tes propres jeux sortis sous l’estampille « Los Rodriguez ». Tu viens également de l’écriture : tu as lancé le fanzine de Science Fiction « Nadir » dans les années 70, tu as participé à l’écriture de jeux de rôles comme l’Empire Galactique et tu as été de l’équipe de « Panda dans la brume » avec Tignous et François Rollin. Plus récemment, tu as choisi de développer des jeux coopératifs : ta dernière sortie, Les Poilus, sous-titré « l’amitié plus forte que la guerre » privilégie l’entraide entre joueurs plutôt que la compétition ou la confrontation. Tu veux bien nous en dire plus sur toi ?
Juan Rodriguez : bonjour Olivier. Effectivement, j’ai été graphiste pendant une petite trentaine d’années. Et même si mon travail consistait à répondre au besoin d’un client, je me suis toujours imposé une règle simple : de la communication mais jamais de publicité. La communication informe, elle tient les gens au courant et elle peut le faire sans mentir sur le contenu. Quand la publicité, au contraire, a pour objectif avoué de pousser les gens à l’achat. Pour moi, la publicité ressemble de près à de la manipulation et ce n’est pas ma façon de voir les choses. Par exemple, je n’ai jamais gagné d’argent sur le dos de quelqu’un d’autre. Je fournissais ma facture au client et mes collaborateurs fournissaient la leur. Et au fond, ça libère d’un poids : c’est une responsabilité difficile de tirer parti de l’autre et ça ne me correspond pas.
Olivier : c’est cette idée que tu essaies de faire passer dans les jeux collaboratifs ?
Juan : oui. Quand je joue, maintenant, je me fiche de gagner. Mon but, c’est de passer un bon moment. Ca change la donne. Quand on essaie à tout prix de gagner, le seul plaisir, c’est de se sentir supérieur et plus malin que l’autre : on l’a battu, on a remporté la mise. C’est un peu obtu au final. A l’inverse, passer un bon moment avec les autres demande un effort supplémentaire : il faut se soucier d’eux, il faut réfléchir à trouver de bonnes solutions ensemble, il faut comprendre leur point de vue et ce qu’ils ont trouvé. C’est autrement plus gratifiant : on ne joue pas pour son seul plaisir égoïste. On découvre l’autre et le plaisir d’être avec les autres. La contre-partie, c’est qu’on ne peut pas jouer avec n’importe qui. La coopération suppose un attrait de départ pour les autres joueurs.
Olivier : tu voudrais bien nous donner quelques exemples de jeux collaboratifs ?
Juan : Dream on en est un bon exemple. C’est un peu comme un cadavre exquis. Les joueurs se passent la main durant deux minutes pour construire le fil d’un rêve. Chaque joueur tire une carte, il s’en sert pour imaginer un bout du rêve puis il la replace sur une pile commune. Le jeu d’imagination est très libre au début, ça part un peu dans tous les sens et lorsque les deux minutes sont écoulées, les joueurs dépilent le tas de cartes. Juste avant d’en tirer une, ils doivent se remémorer quelle carte ils vont tirer et l’histoire qu’ils ont inventée avec. Si les cartes sont rappelées dans le bon ordre, l’équipe remporte des points. Si le joueur a oublié l’ordre de l’histoire ou bien son contenu, le collectif doit le soutenir en lui fournissant des indices.
Olivier : il existe différentes variantes du jeu coopératif ?
Juan : bien sûr. Il existe de nombreuses façons de l’envisager. Le jeu Pandémie legacy, par exemple, introduit la notion d’héritage : une décision prise en amont engage le reste de la partie. Les choix effectués par les joueurs contraignent la suite de l’histoire et il faut donc être très prudent. Et pour augmenter encore le risque, les joueurs doivent déchirer certaines cartes et coller des stickers sur le plateau. Du coup, c’est un jeu qu’on ne peut jouer qu’une fois : en effet, quand l’histoire est déroulée, le jeu est définitivement altéré et on ne peut pas revenir en arrière. C’est un jeu one shot mais c’est très excitant. Time Story est également un très bon exemple : le jeu repose sur une progression asymétrique. Les joueurs disposent de sets de cartes qui forment comme des panoramiques de la situation et chaque joueur peut décider d’explorer des endroits différents ou bien de faire quelque chose de propre. Et c’est le cumul de ces choix personnels qui noue la trame de l’intrigue. Je pense à The Game, également, de Steffen Benndorf : les joueurs doivent s’efforcer de placer toutes les cartes du jeu dans 4 piles différentes dont deux sont croissantes et deux sont décroissantes. Et le principe coopératif est le suivant : les participants peuvent très bien demander aux autres joueurs de ne pas jouer sur une certaine pile afin de pouvoir y jouer un coup. Le jeu est très simple, très sobre, très économique en termes de matériel mais il fonctionne extrêmement bien : c’est un peu comme une démonstration élégante en mathématique.
Olivier : un jeu coopératif t’a particulièrement marqué ?
Juan : probablement The Mind de Wolfgang Warsch. Le principe du jeu est très simple : chaque carte est numérotée et les joueurs doivent jouer leurs cartes tour à tour et par ordre croissant, de la plus petite à la plus grande. Le problème c’est qu’il faut le faire avant que quelqu’un se trompe et que la partie plante. Or, aucun des joueurs n’a le droit de se parler. Personne ne peut se donner d’indication verbale sur les cartes à poser. Et la première fois qu’un groupe y arrive, c’est magique, c’est comme si on avait eu recours à la télépathie, les choses se mettent en place de façon merveilleuse, c’est une expérience extraordinaire. C’est la magie du groupe : faire ensemble quelque chose d’inattendu et de plus grand que soi. C’est aussi l’occasion de dévoiler quelque chose qui était là mais que l’habitude masquait : usuellement, au cours d’un jeu, 80% de la bande passante est occupée par la parole, les échanges sont verbalisés. Là, on se rend soudain compte qu’en occultant la parole, il existe tout un monde de possibles pour continuer de communiquer.
Olivier : c’est une chose importante les contraintes ?
Juan : je pense. Regarde Décrocher la Lune : avec 3 contraintes simples on arrive à échafauder tout un monde poétique. Et puis ça force à installer quelque chose, à installer une construction, sinon, vu la vitesse du monde actuel, tout est labile et on pioche dans du rien. Décrocher la Lune est un jeu compétitif mais dans les faits, on s’est aperçu que les joueurs s’aident et se conseillent. Cela montre à quel point la poésie de la coopération change les gens. C’est un peu comme une fête : ce que les gens créent entre eux fait émerger quelque chose de nouveau, une performance artistique menée par les joueurs. Pour mieux faire comprendre la chose, on pourrait dire que l’auteur de jeu est comme un metteur en scène ou plutôt un « metteur en place ». Il met en place des choses, il donne des instructions et ensuite, il laisse les joueurs vivre leur expérience. C’est comme une bouteille à la mer. Et quand ce que le metteur en scène a donné contient une promesse riche, les joueurs réussissent un moment partagé. C’est pour cette raison que je disais au début de l’interview que pour les jeux coopératifs, il fallait bien s’entourer. Il faut jouer avec des joueurs que l’on aime ou que l’on a envie de découvrir. Parce que dans le jeu coopératif existe une dimension inconnue du jeu de combat : la réussite ne dépend pas que de soi, elle dépend aussi des autres.
Olivier : il existe des jeux coopératifs qui ne fonctionnent pas ?
Juan : les jeux coopératifs qui ne fonctionnent pas bien sont ceux dont on vient à bout trop facilement et dans lesquels les joueurs n’ont pas la sensation de se dépasser. Il faut un niveau de difficulté élevé qui nous apporte de la frustration quand ça ne marche pas et du plaisir quand, enfin, on y arrive.
Olivier : y-a-t-il des jeux que tu ne conseilles pas ?
Juan : Généralement, les jeux de licence. Issus d’une série télé par exemple. Le jeu n’a pas besoin dans ce cas de figure de toucher à quelque chose d’universel : les gens sont déjà attirés par le monde de la série, qu’ils connaissent, c’est pour cela qu’ils achètent le jeu. Et les mécaniques sont souvent assez pauvres ou bien réchauffées.
Olivier : le jeu dit quoi sur les gens selon toi ?
Juan : comme tu le disais, le jeu est projectif, comme le jeu du squiggle chez Winnicott. Le jeu nous amène à dire qui on est vraiment. Soit les gens coopèrent et ils sont comme un banc de poisson qui réagit comme un ensemble synchronisé. Soit les joueurs s’écartent et le jeu tire à hue et à dia. C’est probablement l’une des raisons pour lesquelles les gens s’alcoolisent pendant les fêtes : l’alcool les aide à baisser les barrières et à se synchroniser et s’il y a un problème, on peut toujours le mettre sur le dos du rhum (rires).
Olivier : le jeu met l’inconscient sur la table ? Comme chez Lacan, c’est quand on en dit plus que ce qu’on voulait bien dire ? C’est pour ça que le jeu fait peur selon toi ? Qu’il est infantilisé ?
Juan : peut-être oui, peut-être que le jeu est une sorte de boîte de Pandore. Mais je crois surtout que les gens, à moment donné, se disent qu’ils savent. Qu’ils n’ont plus rien à apprendre. C’est étrange de reléguer le jeu aux oubliettes quand c’est ce qui vous a construit enfant. Et puis, c’est pessimiste : je veux croire qu’apprendre est toujours possible.