Olivier : bonjour Stéphane, tu crées le Glazart en 1992 avec l’idée d’ouvrir le lieu aux musiques émergentes, au théâtre et au street art afin de les laisser se mélanger. C’est également toi qui reprends le Divan du monde en 2003 pour le remettre à flot avec les Apéros du monde et les Ciné party. Tu montes le Comptoir Général en 2008, en combinant un bar, une boutique et un restaurant afin d’aider à la diffusion des cultures africaines. En 2010, tu aides le Moulin rouge à réinventer la Locomotive en la transformant en la Machine du Moulin rouge. Et aujourd’hui, à la tête de l’agence de Sinny & Ooko, tu viens de lancer coup sur coup le Pavillon des Canaux ainsi que la Recyclerie à porte de Clignancourt et la Cité fertile à Pantin qui sont des tiers lieux d’expérimentation éco-responsables. D’où te vient cette effervescence ? Cette envie de créer de nouveaux lieux ?
Stéphane : d’aussi loin que je me rappelle, j’ai toujours été un organisateur de soirées. J’ai toujours aimé créer du lien affectif et faire se rencontrer les gens. A 15 ans, dans les années 80, j’organisais déjà des booms, puis, vers 18 ans, j’ai loué le 56ème étage de la tour Montparnasse pour faire une fête et je me suis mis à organiser des pique-niques sur la pelouse de la tour Eiffel. Ça n’a pas duré très longtemps mais j’avais ça dans la peau. J’étais le « Tinder de la Bresse ».
Olivier : donc quand tu ouvres le Glazart en 1992, ce n’est pas par hazard. Tu n’en es déjà pas à ton premier coup d’essai.
Stéphane : la création du Glazart est une histoire assez particulière. Beaucoup de gens ignorent qu’il y a eu un premier Glazart qui n’était pas porte de la Villette mais au 93 rue de Meaux, dans le XIXème. Le bâtiment était magnifique. D’anciennes écuries napoléoniennes situées en plein milieu d’un quartier endormi : à l’époque le XIXème arrondissement ne vivait pas beaucoup. Il n’y avait rien de vraiment culturel, a l’exception du Parc de la Villette : les gens prenaient le métro pour sortir à République ou bien à Bastille. Nous avons donc passé deux ans à rénover les 600m2 de la salle pour en faire un lieu d’expression mixte : l’idée était de mélanger le théâtre, la danse, les arts plastiques, les expositions… Nous avons accueilli des artistes comme Banga ou bien encore Olivier Megaton. Le but était de provoquer des croisements artistiques mais aussi et surtout de pousser à des rencontres sociales. Nous faisions à l’époque ce que José Manuel Gonçalves fait aujourd’hui admirablement bien avec le CentQuatre, c’est à dire à la fois l’ouvrir aux publics et aux tendances et en même temps, l’inscrire dans le quartier.
Olivier : pourquoi cette volonté dès le départ de mélanger les arts ?
Stéphane : je viens du cinéma au départ. Le cinéma, c’est un mille feuille d’activités artistiques pressées sur une pellicule. De la danse, du théâtre, de la scénographie, de la musique, de la photographie… le tout au service d’un art majeur. Moi, ce que je voulais, c’était leur redonner une identité propre, une épaisseur : ré-exploser toutes ces facettes dans un lieu où elles pourraient reprendre vie séparément pour mieux se mélanger.
Olivier : et ça a fonctionné ? Vous vous êtes confrontés à des difficultés ?
Stéphane : entre 1992 et 2008, le Glazart a tenu son pari. Nous avons fait se rencontrer les gens du quartier, les fêtards et des artistes célèbres. C’est toujours le plus intéressant : créer du lien social à la marge, des zones de friction. Aujourd’hui, tout cela a l’air d’un lieu commun mais il y a 25 ans, la DRAC roulait de gros yeux en nous voyant arriver. Il avaient une vision monolithique des choses : pour eux, un lieu d’expression se devait d’être unipolaire. Soit on faisait du théâtre soit on faisait de la danse soit on faisait de la musique mais le croisement de ces disciplines était suspect. Ils nous répondaient « Nous, nous aidons les théâtres ou les salles de concert mais pas les lieux hybrides ».
Olivier : qu’est-ce que tu appelles une zone de friction ?
Stéphane : les zones de friction sociale ? Cela consiste à faire se rencontrer au même endroit des gens qui ne se seraient jamais croisés. Soit en leur donnant un prétexte pour le faire (une fête, une thématique commune, un alibi pour créer du lien social) soit en croisant des évènements qui n’ont rien à voir les uns avec les autres, cela permet d’amener des publics hermétiques à se brasser. Chez nous, les gens avaient envie de revenir, ils amenaient leurs amis, ça brassait encore plus de monde.
Olivier : est-ce qu’il n’y pas un risque que ce genre de lieu perde son âme quand il devient à la mode ? Qu’il s’embourgeoise ? Le nouveau lieu où sortir dans les guides de tendance ?
Stéphane : c’est un reproche que l’on adresse quelque fois à la Recyclerie par exemple. Que le lieu serait le cheval de Troie de la « gentrification » de quartiers réputés pauvres comme Porte de Clignancourt. Mais ceux-là mêmes qui nous font un procès un « boboitude » ne viennent qu’à 20h30 sur des plages horaires où ils ne croisent personne de différent. Nous qui tenons le lieu toute la journée, nous voyons bien comment les publics changent : les vendeurs à la sauvette viennent se mettre au chaud en hiver, les sans-abris viennent prendre un café suspendu, les étudiants se posent pour travailler, les mamans sortent leurs enfants, les retraités ont un endroit pour venir jouer au Scrabble, les ouvriers et les employés qui travaillent alentours viennent manger à midi parce que nos prix sont abordables… Bref, la Recyclerie est un vrai lieu de vie quoiqu’en disent les critiques.
Olivier : un café suspendu ?
Stéphane : il s’agit d’un café que tu payes en avance pour quelqu’un qui passera plus tard et qui n’a pas les moyens de s’en offrir un.
Olivier : et pour ce qui est de la Cité Fertile ?
Stéphane : nous sommes partis du constat que la ville, telle qu’elle est donnée aujourd’hui, est un environnement impossible. La ville est structurellement antagoniste de l’écologie : c’est un endroit d’hyper-densité, de surpopulation, cristallisé dans le béton et dans la pierre et dans lequel les exutoires naturels manquent cruellement. Du coup, cela biaise le comportement des gens : quand il n’y a pas de nature à explorer et où se promener et quand il n’y a rien à cultiver, la seule chose qui reste, c’est d’aller consommer dans les magasins. Cela devient la seule sortie possible. L’autre chose, c’est qu’on a tous beau être pour les transports en commun et pour l’arrêt de la voiture, il n’empêche que le transport en commun a ses limites : être coincé avec 200 autres personnes dans un wagon étroit par 40° n’est pas non plus une solution idéale. Nous avons donc rapidement réalisé que sans changer le plan de la ville, il serait impossible de changer les habitudes.
Olivier : donc, au fond, vous envisagez la Recyclerie et la Cité fertile comme des expérimentations pour la ville de demain ?
Stéphane : quelque part oui. La Recyclerie par exemple, c’est 650m2 couverts et 1 800m2 découverts. Quant à la Cité fertile, nous avoisinons les 3 500m2 couverts et les 6 500m2 découverts. Cela défie tous les chiffres de l’aménagement urbain parisien traditionnel. Pour appliquer ce ratio à Paris, il faudrait la ville fasse la taille de Berlin soit 10 fois sa taille actuelle. Paris n’aura jamais les moyens de faire cela. Notre travail, c’est donc de récupérer les espaces disponible, comme les friches industrielles SNCF de Pantin, pour aménager des endroits qui sont comme des bouffées d’air frais. Des endroits où les gens peuvent sortir de la logique des villes et se retrouver dans des configurations plus humaines. Mais nos lieux ne sont pas la seule option possible : plutôt que de préserver coûte que coûte les toits en zinc à 45°, l’urbanisme parisien devrait se poser la question de les faire sauter pour végétaliser en masse.
Olivier : vos tiers lieux ont une logique interne ? Ils sont organisés selon un plan ?
Stéphane : des lieux comme la Recyclerie ou la Cité fertile sont formulés comme des places de village. Nous avons des unités de production, un préau, des salles de classe, des salles des fêtes… Et quand nous introduisons des boutiques, elles cohabitent ensemble. Nous servons de coquille et nous voyons comment les intervenants peuvent s’approprier le lieu. La boutique de réparation de vélo et le primeur par exemple. C’est souvent notre crédo : de laisser les lieux à disposition et de voir comment les gens s’organisent spontanément. Quand on les laisse libres, ils s’organisent souvent avec conscience et de façon intelligente.
Olivier : dernière question, comment fait-on avancer les choses en matière d’écologie au moment où l’urgence climatique s’accélère et où, en tant que simple citoyen, on a souvent l’impression d’être complètement impuissant ?
Stéphane : je crois que c’est l’éducation qui fait basculer les choses. La conscience politique. Mais aussi la capacité à prouver que les systèmes alternatifs sont crédibles et durables. A la Recyclerie et à la Cité fertile par exemple, notre modèle économique fonctionne. Et progressivement, nous faisons se poser des questions aux gens. Tu n’imagines pas le nombre de personnes qui maintenant souhaite créer en région ou bien Europe des lieux similaires à ceux que nous avons installés à Paris. Nous commençons de faire école et nous nous organisons dans cette perspective. On avance par petits bouts mais on avance et vient un moment où les gens sont suffisamment éduqués pour que l’opinion collective bascule et entraîne dans son sillage des gens clefs comme les promoteurs immobiliers, les aménageurs, les collectivités. La Recyclerie et la Cité fertile servent aussi à ça.