Olivier : bonjour Ugo, merci d’avoir accepté cette interview. Tu es le responsable de la communication du Musée de la chasse et de la nature, situé au 62 rue des Archives, dans le Marais, à Paris. Quand on parlait musée, il y a encore 20 ans, tous les regards étaient tournés sur les grosses machines de guerre que sont le musée du Louvre, le musée d’Orsay. La magnitude de ces structures, en termes de communication, était telle qu’elles éclipsaient souvent les plus petites institutions. Aujourd’hui, la donne a changé. Les grands musées sont souvent pris d’assaut par les touristes, les lieux d’exposition classiques sont perçus comme très codifiés, les nouvelles générations attendent du questionnement et de la surprise et on sent chez le public une appétence pour une nouvelle forme de relation à l’art. De nouveaux lieux, plus expérimentaux et plus pointus ont fait leur apparition ou bien sont sortis d’une douce somnolence : de la Maison rouge au Musée Galliéra, en passant par la Maison Européenne de la Photographie, le Jeu de Paume, le musée Bourdelle ou encore le Musée des Arts décoratifs qui est devenu un lieu incontournable de la capitale. Dans ce cadre, le musée de la Chasse et de la Nature est l’un des musées qui, selon nous, réussi le mieux le pari d’être à la fois intime, élégant, intrigant et étrange. À l’agence, c’est un musée pour lequel nous avons une affection toute particulière. Est-ce que tu voudrais bien nous en dire un peu plus sur la façon dont vous procédez ?
Ugo : Effectivement, beaucoup de gens pensent que le musée de la Chasse et de la Nature est récent. Cela tient aux talents curatoriaux de Claude d’Anthenaise arrivée à la direction du musée en 1998. Sous son égide, nous sommes passés de 5000 visiteurs dans les années 80-90 à près de 50.000 visiteurs en 2015, pour finalement atteindre les 120.000 visiteurs en 2017. Mais, en réalité, l’institution existe depuis plus de 50 ans : c’est en 1964 que François Sommer, ancien résistant et grand industriel français ayant fait fortune dans les revêtements de sol, crée la fondation de la Maison de la chasse et de la nature avec son épouse Jacqueline. André Malraux, qui est un ami du couple, leur concède alors le bail emphytéotique de l’hôtel de Guénégaud pour une durée de 99 ans afin d’y installer un musée. Un peu à l’étroit dans cet hotel particulier construit par Mansart, le musée s’est agrandi en 2007 avec l’acquisition de l’hôtel de Mongelas, hôtel particulier du XVIIIème siècle, adjacent à celui de Guénégaud. Sans rompre l’élan, pour rester pionnier et afin de répondre au mieux aux attentes du public, le musée fermera ses portes au public à l’été 2019, afin de réaliser de nouveaux travaux d’agrandissement : les bureaux déménagent au 79 rue des archives -dont la Fondation François Sommer a fait l’acquisition en co-propriété avec la fondation Henri Cartier-Bresson. L’espace gagné par le transfert des bureaux permettra l’agrandissement des espaces d’exposition permanents et temporaires. Le musée offrira de nouveaux services. Une véritable librairie boutique offrira un choix plus exhaustif d’ouvrages. Un salon de thé / espace de restauration renforcera le musée comme lieu de vie. Les travaux permettront également l’extension des locaux à destination du public scolaire, de façon à augmenter l’offre pédagogique. Les réserves du musée seront agrandies. Cette fermeture, nous donnera l’occasion d’amplifier notre politique d’expositions hors les murs.
Olivier : pourquoi ce choix de l’hôtel de Guénégaud à l’origine ?
Ugo : pour une question de sauvegarde. En 1959, l’hôtel de Guénégaud est dans un tel état de délabrement qu’il est menacé de destruction pour cause d’insalubrité publique. C’est André Malraux, alors ministre des affaires culturelles, qui le classe aux Monuments historiques et le fait racheter par la ville de Paris. L’hôtel est, en effet, le dernier hôtel particulier du marais construit par Mansart qui subsiste. En le louant à la fondation, Malraux y voit une façon de le sauvegarder et de l’ouvrir au public. L’hôtel est un véritable joyau, il eut été dommage de le voir disparaître. Claude d’Anthenaise a d’ailleurs poursuivi ce travail de restauration en faisant appel à de nombreux artisans et artistes pour faire revivre les intérieurs. Aucune des pièces meublées et décorées du musée actuel n’est d’origine : tout a été reconstitué et mis en scène. Saint-Clair Cemin, par exemple, a imaginé les nouveaux lustres, les rambardes et même le bas-relief qui serpente du rez-de-chaussée au deuxième étage et qui constitue la colonne vertébrale du musée.
Olivier : la chasse n’a pas bonne presse à l’heure actuelle et j’ai la sensation qu’il y a souvent confusion quand à la « nature » du musée. Les gens prennent le musée de la chasse au pied de la lettre en oubliant qu’il est également celui de la nature.
Ugo : oui, en réalité, François Sommer est précurseur dans les domaines sociaux et environnementaux. Il est l’un des tout premiers patrons à appliquer l’ordonnance facultative du 7 janvier 1959 sur l’intéressement aux résultats de l’entreprise, puis celle du 17 août 1967 sur la participation. L’Afrique étant l’une de ses terres de prédilection, il aidera le Tchad à lutter contre la chasse intensive en soutenant la création de la réserve de Manda qui deviendra parc national grâce à ses interventions. Dans une perspective similaire, il entreprend de faire du domaine de Belval dans les Ardennes, une réserve de la faune française en y acclimatant des animaux sauvages. François Sommer inspirera également l’encadrement de la chasse et de la pêche hexagonales, les méthodes de repeuplement, l’adaptation des dates d’ouverture et de fermeture à chaque gibier… et c’est encore lui qui militera auprès des pouvoirs publics pour la création d’un ministère de l’Environnement.
Olivier : comment le musée retranscrit-il cette préoccupation de la nature ?
Ugo : la nature n’est pas une simple préoccupation, c’est le cœur du musée. Nous avons vocation à interroger les relations entre l’homme, la nature et l’animal sauvage, de l’antiquité à nos jours. Pour nous, la question centrale est toujours de replacer l’homme dans la nature : de le sortir du rôle de spectateur d’un paysage pour le replacer au sein d’un territoire, un territoire bien réel, animé et vivant, qu’est la nature. Il s’agit de faire comprendre au visiteur qu’il n’est pas le simple spectateur extérieur d’une nature qu’il modèlerait à sa guise mais qu’il est bien partie-prenante d’un territoire dont il est dépendant. Notre revue, Billebaude, n’hésite pas à aborder les questions de la 6ème extinction, par exemple, et comment nous allons perdre près de 40% des espèces dans les années qui viennent. Billebaude est un vieux terme français qui décrit la chasse comme prétexte à la ballade : c’est un peu ce que nous faisons, utiliser le musée de la chasse comme prétexte à une ballade artistique et intellectuelle dans la nature. D’ailleurs, nous sommes placés sous le patronage de Diane dont le mythe d’Actéon interroge sur la relation au savoir : Actéon surprend Diane au bain, nue, qui le changera en cerf et finira dévoré par ses propres chiens. Il s’agit là de la métaphore de l’homme qui grâce à la science ouvre les yeux sur le divin, sur la mécanique des choses, sur des territoires vierges qui le dépassent et dont il peut rapidement perdre le contrôle à son propre détriment. De même, nous sommes sous le patronage de Saint Hubert qui voyant une croix entre les bois d’un cerf, symbole du Christ, abandonnera la chasse pour la salvation. La question est toujours celle de l’autre et du sauvage.
Olivier : au-delà de Billebaude, le musée soutient-il d’autres réflexions sur la nature ?
Ugo : oui, nous accueillons le prix Coal, coal en référence au charbon évidemment, qui récompense annuellement un artiste travaillant sur la relation art et environnement. Nous accueillons également les œuvres de l’artiste après la cérémonie. Quand au prix littéraire François Sommer, il récompense un essai ou un roman français, ou traduit en français, questionnant notre rapport à la nature. Ce prix littéraire a donné naissance à un salon du livre « Lire la Nature » ouvert gratuitement au public : nous accueillons généralement plus de 3000 personnes pour des lectures, des ateliers avec les enfants, des débats, des projections. Le prochain a d’ailleurs lieu le 19 et 20 janvier 2019 … Et le musée n’est que l’une des activités de la fondation François Sommer : la Fondation soutient un réserve naturelle au Mozambique et organise toujours les activités du parc de Belval, dans les Ardennes, domaine de chasse historique des Sommer et qui est à présent autant une résidence pour nos artistes qu’une réserve naturelle dotée d’une école de chasse où l’on y enseigne les bonnes pratiques.
Olivier : et coté culture ?
Ugo : coté culture, le musée est un musée privé, il ne relève d’aucune tutelle si ce n’est de la Fondation Francois Sommer, mais le ministère de la Culture et de la Communication a déclaré le musée « Musée de France » qui oblige le musée à aliéner une partie de ses collections c’est à dire qu’elles ne sont plus recevables sur le marché de l’art. Ce qui est, pour nous, une façon de souligner notre engagement : l’achat et la conservation d’œuvres d’art plutôt que la spéculation. Nous organisons également deux grandes expositions par an, dont une exposition patrimoniale tous les deux ans environ. Belval, résidence d’artistes, accueille aussi bien des artistes reconnus comme Sophie Calle que de jeunes étudiants des Beaux-Arts de Paris, encore en formation. Et la Fondation soutient la création artistique par l’acquisition d’une ou plusieurs œuvres de l’artiste exposé au musée, voire même l’aide à la production préalable des œuvres. Le musée est en quelque sorte mécène de l’art contemporain.
Olivier : comment construisez-vous le jeu avec le visiteur ?
Ugo : l’esthétique du musée est conçue à la façon d’un « cabinet de curiosité » et veut produire une sensation d’immersion totale, à la façon d’une demeure d’un riche collectionneur et amateur d’art. Les salles du musée vont du sanglier, pour évoquer l’antiquité jusqu’aux ré-interprétations récentes de la licorne par le monde moderne, en passant par le cerf christique du moyen-âge et aux chiens de chasse de Louis XIV et Louis XV. La salle des trophées, passage obligé dans un musée de la chasse, est l’occasion d’une prise de distance sur la signification du trophée. Par exemple, à l’occasion d’expositions temporaires, comme « Safaris », en exposant l’arrière de l’animal et non la partie noble qu’est la tête. La salle d’armes éblouit le regard par cet artisanat d’art. Viennent ensuite trois salons qui s’attachent à la représentation de la chasse du 17 au 19 siècle. Le deuxième étage aborde la théorie de l’évolution avec les grands singes mais aussi le pop-art avec les animaux en boite de conserve.
Le musée privilégie une relation directe à l’art : aucune mise à distance et des cartels pas trop visibles. Quant au jeu, Claude d’Anthenaise aime jouer des tours au public : nous prenons le visiteur à son propre piège. Ce sont les animaux qui vous regardent et non l’inverse, en vous surprenant au travers des salles comme dans le cabinet de Diane avec l’oeuvre de Jan Fabre. C’est le visiteur qui est la proie. Françoise Pétrovich transforme les colliers de chien en instruments sado-maso, retournant vers l’intérieur les pics destinés à protéger les chiens lors de la chasse ou bien les affuble d’oreilles de lapin, façon Playboy. Elmar Trenkwalder tourne en dérision notre amour des animaux domestiques avec une cathédrale-mausolée en céramique. Dans le cabinet des appeaux, ces instruments destinés à tromper le petit gibier, certains sont faux. C’est une mystification faite par Jean-Luc Bichaud : ils n’ont jamais existé, ils ont été constitués de toutes pièces à partir d’ustensiles de cuisine. Et lorsqu’on suit les lettres raturées des cartels, ce cabinet d’apparence scientifique se transforme en cabinet érotomane. On peut penser également à Sophie Calle qui est venue questionner chez nous un thème qui lui est cher, celui de l’absence, en recouvrant notre ours blanc d’un drap et en demandant aux membres du personnel du musée d’imaginer ce qu’ils voyaient à présent.
Enfin, nous avons une politique tarifaire et de gratuité assez généreuse face à une augmentation générale du prix des institutions culturelles, notamment des expositions temporaires.
Olivier : un événement particulier à mettre en avant ?
Ugo : la fête de l’ours. Il s’agit d’une fête millénaire en Europe, encore vivante dans les Pyrénées orientales, qui marque la fin de l’hiver et le début du printemps ainsi que le passage des jeunes hommes à l’âge adulte. La vallée du Vallespir tente d’ailleurs de la faire inscrire au patrimoine immatériel de l’UNESCO. Cette fête est pour nous l’occasion de présenter autant des œuvres d’art contemporaines que du spectacle vivant avec toujours cette distance et cet exercice de démocratisation culturelle qui nous caractérisent.