A l’heure où la génération Y est devenue le premier consommateur de luxe dans le monde, il nous paraissait intéressant d’examiner les rapports entre mode et millenials. Comment la génération Y perçoit-elle le monde de la mode aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’une bonne marque de mode ? Quels en sont les codes ? Qu’est-ce qui la différencie ?
Notre parti pris dans cet article n’était pas de rendre compte d’une recherche scientifique ou d’une étude quantitative mais plutôt d’attraper quelque chose de plus ineffable et de tout aussi précieux : le ressenti de quelqu’un qui, gravitant quotidiennement dans le monde de la mode -parce que c’est son métier- est capable de nous donner un éclairage interne et plus émotionnel de la problématique mode et millenials.
Olivier : Eran, bonjour, tu es un jeune créateur de mode israélien installé à Paris. Tu peux nous retracer brièvement ton parcours ?
Eran : oui, bien sûr. Je m’appelle Eran Shanny, je suis né à Haïfa en Israël. J’ai longtemps vécu à Tel Aviv où j’ai passé un an au Shenkar College of Engineering, Design & Art. J’ai ensuite quitté Israël pour Antwerp où j’ai intégré le département de mode de l’Académie Royale des Beaux-Arts dirigé par Walter van Beirendonck. Après le bachelor et le master, j’ai travaillé pour Christian Wijnants puis Acne Studios entre Paris et Stockholm et je travaille depuis un an au lancement de ma propre marque Errant que je viens de présenter à la dernière Fashion Week de Tel Aviv.
« Le basique est un exercice contraint, pourtant, chez Comme des garçons, ils arrivent toujours à en explorer les nouvelles possibilités »
Olivier : quelles sont les marques de mode que tu préfères aujourd’hui et pourquoi ?
Eran : difficile de répondre. Certaines marques changent tellement d’une saison à l’autre qu’il n’y a plus forcément de repères aussi bien définis qu’il y a 20 ans.
Personnellement, j’aime beaucoup Prada. On sent qu’ils décident d’un cap, d’une direction créative et ils l’explorent à fond pendant deux ou trois saisons et puis ils ont le courage de tout remettre en question, ils se forcent à changer. Ils gardent des « carry over » évidemment, des coupes ou des articles qui se vendent bien mais l’idée de se forcer à tout remettre à plat est très séduisante, très intéressante d’un point de vue créatif.
Je pense à Rick Owens également. C’est très différent de Prada. Presque à l’opposé. Il a développé un univers très personnel, radical avec une grammaire propre qu’il creuse et qu’il pétrit différemment à chaque saisons. La démarche est plus artistique au fond.
J’aime beaucoup « Comme des garçons » aussi. Leur jeu d’équilibriste entre des pièces très avant-gardistes et des choses beaucoup plus commerciales. Le fait que tout soit disponible en magasin également : les pièces les plus folles comme les choses faciles à porter. Et même les basiques ne sont jamais ennuyeux. Ils réinventent régulièrement leurs classiques avec des couleurs contre-intuitives, des coloris pas du tout dans l’air du temps. Les basiques ne sont pas juste un prétexte commercial chez eux. Ils s’en servent comme d’un terrain de jeu. Un basique est un exercice contraint et pourtant ils arrivent toujours à explorer de nouvelles possibilités. C’est dans leur nature je pense. Dès le départ, ils avaient ouvert des magasins guérilla dans des endroits improbables ou abandonnés et ils ne se contentaient pas de présenter leur pièces, ils invitaient de jeunes créateurs. Enfin, eux et d’autres créateurs asiatiques ont participé à réinventer une silhouette européenne très compassée.
Mais bon j’aurai pu citer d’autres marques Marni, Loewe, Céline…
Olivier : tu me disais que pour Céline, le rapport était un peu différent ?
« Chez Céline, la relation se fait en boutique, avec le produit, c’est toujours sensuel et surprenant »
Eran : oui, Céline, je dois t’avouer que je connais mal l’histoire de la marque, ce n’est pas ça qui m’attire chez eux. La relation se fait plus en magasin. C’est le produit qui compte. Les visites en boutiques ne sont jamais décevantes. Les pièces sont belles, sensuelles, innovantes. C’est une marque pour laquelle j’ai une vraie tendresse. Il y a toujours quelque chose de surprenant ou de délicieux alors que d’autres marques plus prestigieuses et qui disposent d’ateliers magnifiques font parfois des pièces plus attendues.
« Les marques auxquelles on se sent le moins liées sont souvent celles dont on attend le plus »
Olivier : justement, il y a des marques auxquelles tu te sens moins lié ?
Eran : oui, évidemment. Certaines marques comme Balenciaga sont très belles. Le travail créatif et technique est splendide. Mais c’est juste que ce n’est pas mon univers. Et puis c’est devenu tellement à la mode que j’ai le réflexe d’aller chercher des choses moins connues. L’autre chose, c’est que j’aime beaucoup le travail de Demna Gvassalia, notamment chez Margiela, du coup j’attends peut-être beaucoup de son travail quand Balenciaga offre peut-être un cadre plus sage.
« Les marques auxquelles j’adhère sont celles qui ont une histoire et pas un storytelling »
Olivier : tu m’as cité un certain nombre de marques auxquelles tu étais profondément attaché. Dans une perspective mode et millenials, qu’est-ce qui fait la différence aujourd’hui pour ta génération.
Eran : si on replace les choses dans le contexte mode et millenials, je crois que pour les Y et les Z, ce qui fait réellement la différence, c’est l’histoire de la marque. Et par histoire, je n’entends pas storytelling. Pour moi histoire de la marque et stroytelling sont deux choses pas forcéement réconciliables.
Olivier : tu m’expliques ?
Eran : le storytelling, c’est un discours marketing fait pour vendre. Ce que j’écoute chez une marque, ce n’est pas la couche de vernis commercial, c’est l’authenticité du travail, c’est quelque chose d’intime et de réellement personnel sur le créateur ou la créatrice. Sur leur fonctionnement. Sur sur leur travail. Sur quelque chose qui peut réellement inspirer le respect.
Olivier : une marque nouvelle te touche particulièrement en ce moment ?
« Craig Green, non seulement il est talentueux mais il fait l’effort de reposer quelque chose en termes de défilé »
Eran : Craig Green. C’est une marque assez récente qui a pris très rapidement. Elle crée le consensus, même chez les plus rigoureux. Et pour moi, elle réunit plusieurs des éléments que je citais au début et qui sont importants pour comprendre les relations mode et millenials : des pièces avant-gardistes et commerciales, de l’exploration personnelle et artistique, une vraie dimension personnelle, la capacité à soutenir sur le long terme un vrai processus créatif.
Par exemple, même si d’autres s’y sont déjà attelés, j’aime la façon dont il se sert des défilés. Aujourd’hui, le défilé est une figure imposée mais qui ne fait plus sens commercialement. Cela fait longtemps que plus personne n’achète les robes en notant les numéros des pièces portées sur les mannequins. Ce sont des équipes commerciales en backoffice qui se chargent de tout. Du coup, le défilé ne sert plus vraiment à grand chose si ce n’est à faire de la communication. Et là où beaucoup se contentent de faire du showcase, Green essaie de lui redonner une forme de poésie ou d’essence. Il ne le résume pas à une série de mannequins aux proportions maniéristes marchant les uns après les autres sous les sunlights.
Olivier : pour les curieux, la dernière collection d’Eran est visible sur son instagram