Je donnais récemment un cours à l’université Montpellier 3 où j’abordais avec les étudiants les difficultés que posent les questions d’éthique dans la pratique quotidienne du Psychologue.
Mais ces questions ne sont pas uniquement débattues au sein de mes classes de Psychologie : mes classes de designers ne sont pas en reste et il arrive régulièrement que des joutes oratoires houleuses aient lieu parmi mes étudiants Sup’internet. Ils savent bien qu’un designer qui ne s’interroge pas n’est pas un bon designer et ils s’emparent volontiers de ces questions d’éthique car ils savent qu’elles sont indispensables à comprendre lorsqu’il s’agit de s’élever l’esprit. Par exemple en intelligence artificielle.
Pour autant, les questions d’éthique sont des questions difficiles et qui sont souvent traitées de façon très théoriques, trop théoriques peut-être, pour bien s’appliquer sur le terrain quand on fait face à des clients ou bien lorsqu’on doit composer avec des contraintes fortes.
L’idée de cet article, loin de vouloir épuiser l’ensemble du sujet -il est certainement inépuisable- consiste plutôt à expliquer l’angle avec lequel nous tentons d’aborder la chose chez Fast & Fresh. Angle que nous serons ravis de remettre en question si des esprits plus éclairés que les nôtres apportaient de l’eau au moulin de la réflexion.
Premier conseil : pesticides et viande bovine, l’éthique ne saurait être un prétexte au mépris
Au cours des nombreuses rencontres clients réjouissantes et drôles que nous faisons durant une année à l’agence, il arrive que se glissent quelques échanges, disons, moins épanouissants.
Premier exemple : nous travaillons souvent avec des laboratoires sur des sujets de santé, de médicament, d’enfance ou bien encore de vieillissement et nous contactons l’un d’entre eux, avec qui nous n’avons jamais travaillé, pour prospection. Afin de voir si nous pouvons leur être utile.
L’échange est rapidement assez sec et tourne court : la dame m’explique qu’elle ne croit pas aux arguments scientifiques que j’avance. Elle a sa propre opinion des choses, elle ne veut rien entendre et elle n’en démord pas : peu importe que je fonde ma démonstration sur 150 ans de science, j’ai tort. Point à la ligne.
Je ne me laisse pas démonter, mon travail n’est pas d’être dans le conflit mais bien plutôt de former et d’expliquer, avec un bâton de pèlerin même quand la pente est dure. Mais rien à faire, la science n’a pas cours. Ce qui est quand même surprenant pour un laboratoire… Et puis, soudain, au détour de la conversation, vient le sujet éthique : la dame m’explique qu’ils font des pesticides, que le marché français n’est pas assez demandeur et que, quand même, ils ont des études en interne montrant que l’effet des pesticides n’est pas si dramatique que ça. Elle me demande en filigrane si je ne pourrais pas l’aider à appuyer cette opinion. Sueur froide. Goutte au front.
Deuxième exemple : l’un de mes nouveaux commerciaux qui ne sait pas que nous sommes plutôt portés sur les sujets de réduction de la consommation de viande et de flexitarisme contacte par erreur un grand fournisseur de viande pour grande distribution.
J’explique au monsieur notre erreur, avec toute la modestie qui se doit, mais la réponse ne se fait pas attendre : sans jamais être grossier, le monsieur joue sur du velours et me dit clairement que je suis un imbécile, que je crois en des choses idiotes, que je sacrifie aux totems de la mode et que mes pratiques sont « contre-nature ».
Passé le premier mouvement d’âme, de recul pour les pesticides et de colère pour la viande, vient une première contradiction : qui suis-je pour juger ces gens ? Après tout, si mon école faisait face à une infestation de poux ou de puces, je serai bien content de pouvoir disposer de pesticides. De même, il m’arrive de manger de la viande et je la mange en repoussant loin de moi la question de l’abattage de la bête et de la vie animale.
L’éthique ne saurait donc sacrifier au mépris : je suis aussi coupable que ceux que je dénonce. En tant que consommateur, je fais partie de la chaîne. Les questions éthiques n’aiment pas être manichéennes.
Deuxième conseil : il faut sortir de l’émotion
Simone Weil, avait une très jolie phrase pour expliquer la chose : « aujourd’hui, ce qui compte, ce n’est pas l’opération de la pensée, ce qui compte, c’est de gagner, c’est de faire un bon mot, c’est d’avoir le dessus ».
Comme, le débat sur les sujets éthiques est particulièrement émotionnel, grande est la tentation de tomber dans l’insulte, dans l’invective et dans la passe d’armes. C’est à dire de finir dans l’égout, dans le déversoir à haine des conversations habituelles qui peuplent nos grands réseaux sociaux.
Quand le monsieur de la viande nous sert l’argument « contre-nature », merci je l’ai déjà entendu pendant l’épisode du mariage gay, je l’ai aussi entendu toute mon enfance lorsque mes petits camarades de classe me disaient qu’ils ne comprenaient pas pourquoi, étant à moitié arabe, j’avais de bonnes notes au lieu d’être un cancre au fond de la salle. Et à dire vrai, Tite-Live évoque déjà dans histoire de Rome comment cet argument spécieux était employé dans le débat sur le mariage entre patriciens et plébéiens pour éviter les mélanges. Pourtant, il faut tenir la corde, il faut résister : ne pas tomber dans l’idiotie et l’écrasement de l’autre même quand les pro-viandes réécrivent l’histoire humaine en nous expliquant que nous sommes des carnivores exclusifs à l’instar des tigres à dents de sabre et que nous devrions tous manger comme des américains du matin au soir et que c’est soutenable pour la planète.
Nul besoin d’avaler ces arguments ou bien de tomber dans une vendetta émotionnelle. Inutile de se forcer à jouer avec des gens avec qui on ne pourra pas jouer. Après tout, nous sommes encore en démocratie, je choisis les clients que je veux, je n’ai de comptes à rendre à personne. La liberté est à portée de main, la Boétie nous aurait dit qu’il suffit de la prendre.
Troisième conseil : il faut comprendre que l’argumentation scientifique ne sert à rien quand il y a des intérêts financiers en jeu
On citera Talleyrand : quand vous avez prouvé par A+B aux gens qu’ils ont tort et que, pourtant, ils persistent dans l’erreur, c’est qu’il y a anguille sous roche.
Je pourrais passer ma vie à essayer de démonter scientifiquement l’argumentation de mon adversaire que cela ne servirait à rien : il ne m’écoute pas. Il ne veut pas m’écouter. Surtout pas.
Pourquoi ? Parce qu’il y a des intérêts financiers en jeu. Et l’argent est comme du sucre : il a l’effet de l’héroïne sur le cerveau.
Bourdieu vous aurait dit : voilà des gens à l’intérieur du système, ils en jouissent, ils sont invités à la fête et elle bat son plein. Et, vous, qui êtes-vous ? Cet infect ombrageux qui veut la faire cesser ?
On vous tordra bien le bras pour vous faire taire. On usera bien du pouvoir, comme dans les expériences de Milgram, pour vous rabaisser et vous traiter d’idiot, pour vous faire plier.
L’éthique se perd quand l’intérêt devient aveugle, quand la jouissance est seule à donner le la, quand le principe de plaisir s’emballe, quand il n’y a plus de loi ni de justice et que le rapport de force, au sens du Cardinal de Retz ou de Hobbes l’emporte : c’est la loi du plus fort.
Pour paraphraser Bourdieu, on pourrait donc dire que l’éthique est un sport de combat. L’éthique n’est certainement pas une question théorique débattue par un cénacle de vieillards en chaire enfermés dans les péristyles de luxueuses bibliothèques.
L’éthique, c’est contrer un rapport de dominance : c’est au quotidien, assurer sa liberté – y compris financière – pour pouvoir dire non. C’est à dire pour rester libre de choisir.
L’éthique, c’est Voltaire à Ferney : proche de la France pour y jouer un rôle mais un pied au dehors. Comme cela, on échappe à la coupe du prince.