Olivier : Philippe, bonjour. Tu es l’un des grands illustrateurs et photographes des années 70. Tu as été « l’élève » d’Andy Warhol et tu as notamment travaillé pour son magazine : interview. Tu as également collaboré avec Helmut Newton et Richard Avedon au sein de la revue de photographie Egoïste. Tu as fait un passage par Vogue. Et le grand public te connaît aussi beaucoup au travers des photographies mondaines que tu prenais au Palace en compagnie d’Yves Saint-Laurent, Karl Lagerfeld, Catherine Deneuve ou encore Jacques de Bascher… D’ailleurs, je crois que Gucci a utilisé certains de ces tirages dans le cadre de son dernier défilé. Le piège avec toi serait donc de retomber dans une énième interview paillette durant laquelle on évoque avec nostalgie ces décennies passées. Plutôt que de ressasser les fêtes et les célébrités, j’ai bien envie d’en savoir un peu plus sur toi. Qui tu es. Le regard que tu portes sur le monde.
Philippe : dans les années 60, j’étudie aux arts appliqués, rue Dupetit-Thouars près du square du Temple. Ce n’est pas les beaux arts mais les professeurs sont de grande qualité. Mr Pfeifer, par exemple, qui est un élève de Kandinsky, nous enseigne les techniques de chromatologie du Bauhaus. Il ‘agit d’une sorte de système de couleur qui emprunte aux mathématiques : en effet, le Bauhaus se voulait une école de design scientifique. On mélangeait des couleurs avec des machines selon des critères bien précis et cela permettait de construire des gammes et des harmonies de couleurs pour du papier peint par exemple. Les cours sont très intéressants mais à l’époque, on n’en comprend pas la valeur. Faire des céramiques florales et de la chromatologie des années 30 nous paraissait dépassé. On n’avait pas envie de faire ça et on ne voyait pas bien comment on allait trouver un travail en faisant de la laque ou bien de la peinture abstraite à la Georges Mathieu ou à la Jean Bazaine. Les professeurs, de leur coté, ne comprenaient pas notre affection pour le pop art : ils trouvaient ça horrible. Le passage du savoir ne s’est pas fait, nous avons du nous débrouiller seuls. En 68, nous occupons l’école et nous mettons les professeurs à la porte. On revient piteusement à la rentrée suivante mais ils ne veulent plus nous parler et nous finirons l’année en catimini avant de nous retrouver diplômés.
Olivier : qu’est-ce que tu as fait une fois sorti de l’école ?
Philippe : il a fallu trouver du travail. Le graphisme ne me paraissait pas être antagoniste du capitalisme, du coup, je me suis bricolé un dossier, j’ai cherché dans le bottin et je suis aller toquer à la porte des agences de pub. C’était l’époque où on pouvait encore le faire. Sous réserve d’avoir une bonne tête et d’être habillé à la mode, ils n’étaient jamais contre un nouvel employé pour faire joli dans les réunions clients. C’est là que j’ai commencé de faire de l’illustration.
Olivier : comment décrirais-tu ton travail d’illustrateur ?
Philippe : je fais partie de la tradition moderne qui a succédé à la tradition classique de la représentation (celle d’une fenêtre ouverte sur le monde). La tradition moderne, elle, peint l’image d’une image. Gerhard Richter peint une image de la réalité (une photo), pas la réalité. Une représentation de la représentation. Quand à la tradition post-moderne qui a succédé à la modernité, elle a banni l’idée même de représentation. Ce sont les installations d’objets du Palais de Tokyo, par exemple. Moi, j’appartiens à la fin de la modernité, celle de la fin des années 60. Mon travail est daté de cette période. Et aujourd’hui encore, je travaille comme si on était en 1976. Je choisis des sujets de cette époque et je peins dans un petite boucle temporelle vers ma jeunesse. Je fais des revisitations, des réitérations. Cette époque me plait. je m’y retrouve et j’ai beaucoup de plaisir à jouer avec. Le plaisir est essentiel : mon travail n’est pas d’assurer le marché ou de remplir une galerie. Je travaille d’abord pour moi. Parce que ça me plaît. Ce style est totalement démodé. Seules les techniques ont changé. Je ne peins plus à l’acrylique et à l’aérographe sur des toiles mais sur un écran avec des logiciels.
Olivier : coté photographie ?
Philippe : mon travail de photographie me paraît moins ambitieux. Ce sont des « snapshots ». Je n’ai pas appris la photo, je n’ai pas eu de professeur. J’y suis venu par accident. Andy avait toujours un appareil au tour du cou -un Minox- et un magnétophone alors j’ai fait comme le maître, j’en ai acheté un. Un autofocus. Je n’ai pas pris de flash professionnel, ça faisait trop paparazzi. La mise au point se faisait au centre et il y avait toujours une sorte de flou un peu approximatif lorsque le sujet était sur le coté. A l’époque, je faisais des clichés en noir et blanc : c’était moins cher. Mais avec le recul, c’est devenu une esthétique. C’est là une partie du travail de l’artiste : on récupère les erreurs. L’artiste qui travaille la glaise à un avantage : il part de zéro. Il fait émerger un monde. Le photographe, lui, doit composer d’avantage avec la réalité. Il y a des photos ratées, bien sûr, mais il y a également des accidents heureux. Il faut savoir les reconnaître. On peut avoir son vocabulaire et sa grammaire mais il y a ces accidents dont il faut jouer et qu’il faut savoir faire rentrer dans sa pratique. Ça permet de raconter une autre histoire, quelque chose de plus involontaire. On dit en termes savants : sérendipité.
Olivier : quand tu parles de grammaire et de vocabulaire ? Tu veux bien tirer le fil ?
Philippe : faire une photo, c’est une série de décisions. Un certain nombre de choses s’apprennent par le dessin : ce sont des règles classiques. Le rythme, la forme, le fond, la composition, le rapport des couleurs et des surfaces. Pour le reste, c’est une écriture personnelle et ça ne s’apprend pas. Chaque artiste développe sa narration propre, son vocabulaire, sa grammaire, ses récurrences, son répertoire de formes et de couleurs, ses principes qu’il décline en langage. Pour expliquer la chose par contraste, aujourd’hui, le téléphone mobile ne permet quasiment rien. L’ensemble des décisions sont prises par la machine et il est plus difficile d’apposer une marque ou une intention. Tout est pré-programmé.
Olivier : certaines personnes t’ont marqué ?
Philippe : comme je te disais, j’ai eu peu de contacts avec des maîtres. Christian Boltanski peut-être m’a influencé. Mais assez tard. Son discours sur le non agir, sur la distanciation. Cette capacité à construire un discours théorique, finalement, autour de rien. C’est très fort, même si je ne fais rien qui ressemble à son travail. Sinon, Warhol bien sûr.
Olivier : c’est quoi le talent ?
Philippe : Pierre-Michel Menger a un très bon cours au Collège de France là dessus. Sur les conditions de l’émergence du talent et des capacités artistiques. Sur le besoin d’être formé jeune et d’avoir de la persévérance dans la pratique. Pour moi, l’artiste est quelqu’un qui ne se rend pas toujours compte de ce qu’il fait. Il ne fait pas vraiment exprès. C’est une chose que Jacques Rancière a très bien théorisée dans le maître ignorant. L’artiste est un peu saltimbanque : il n’est pas vraiment sérieux. Pour moi, le flou est important et le net l’est tout autant. Le jeu de l’un et de l’autre dans l’image. Mais ce n’est qu’un exemple. Il y a d’autres choses que j’aime bien : décaler la prise de vue, mettre de travers. Chez moi, l’horizon n’est jamais droit, jamais horizontal. Cela bascule… Il faut un peu de nonchalance dans les images. C’était la spécialité de Warhol : une sorte de dandysme, faire les choses avec grand style sans vraiment en avoir l’air. Une pose pour cacher le travail qui est dur et ne doit pas se voir.
Si, une chose peut-être est importante : dans les années 70, on pouvait encore croire qu’il y aurait un progrès dans la création, que l’on pouvait créer des formes nouvelles… Il y avait de l’énergie, la possibilité d’inventer quelque chose. Il y avait des penseurs comme Foucault, Lacan, une société avide de renouveau. Aujourd’hui, on est passé à travers le drame du sida, la pollution, les maladies, la déception des drogues qui devaient tout ré-enchanter, les désillusions… L’optimisme est caduc. On me dit que j’ai tort mais j’ai la sensation que depuis la fin des années 80, on recycle. Et le recyclage est féroce. Regarde comme on arrive à voir les différences dans la mode de la rue entre les années 50 puis 60 puis 70. En 30 ans, les ruptures ont été majeures. aujourd’hui, tout à l’air recyclé. J’ai la sensation qu’on est dans de la citation, essentiellement. Et une citation de citation. Je ne vois pas apparaître de nouveauté. Mais peut-être que je ne sais pas les voir.
Olivier : sur l’homosexualité ?
Philippe : dans les années 70, on n’était pas homosexuel. Ce modèle n’existait pas, ça ne me définissait pas. Surtout dans les classes populaires, ça n’avait pas de place. C’était un truc pour les élites branchées. Lors d’une occupation, à Vincennes, un garçon m’a lancé : « je suis homo ! ». Le terme gay n’existait même pas dans le vocabulaire courant. J’avais trouvé ça surprenant qu’il le dise en public avec un courage que je n’avais pas. La chose ne s’est structurée que dans la décennie qui a suivie, notamment à cause du VIH.
Olivier : j’aurai tendance à te dire que les nouvelles générations vivent leur homosexualité de la même manière que toi. Ca ne les définit plus forcément. La définition communautaire qui a émergée pour passer le cap de l’épidémie de sida des années 80 ne semble plus être un référentiel valable. Quelque chose d’autre est à creuser plus avant La jeune génération réagit à quelque chose que tu exprimes en filigrane depuis le début de l’interview : un besoin de liberté, une résistance aux contraintes. Pas de maîtres, pas d’école : un horizon de travers.