Dans cette interview, Marie Carcassonne, fondatrice de la société Dynamo – Hotels & More qui était responsable des achats FF&E (achats de mobilier) lors de la rénovation de l’hôtel de Crillon nous explique pourquoi la notion d’expérience client ne peut pas se contenter d’être un simple poncif de communication. Et pourquoi la construction d’une expérience nécessite en réalité un vrai travail de fond et une remise en question intellectuelle au-delà des paillettes pour toucher à la réalité des besoins exprimés ou non de la clientèle de ces palaces.
Olivier : bonjour Marie, alors, pour toi, quelle définition pourrait-on donner d’une expérience client ?
Marie : de manière générale, chez Dynamo, nous n’aimons pas beaucoup la notion d’expérience client, terme très markété qui a refait surface il y a 6 ou 7 ans. Le concept d’expérience n’est pas nouveau, il a toujours existé dans les hôtels mais l’expression est soudainement revenue à la mode. Au-début, tout le monde s’en fichait et puis, le courant a fait école et les gens se sont mis à employer ce mot « d’expérience » à tort et à travers pour designer des réalités, au fond, très différentes. Aujourd’hui, certains professionnels considèrent que proposer à leurs clients une nouvelle déco design ou bien les croissants du boulanger du coin suffit à construire quelque chose d’expérientiel. Malheureusement, ce genre de démarche reste assez superficielle : on ne fait qu’effleurer les possibilités.
Olivier : alors, du coup, c’est quoi une expérience ?
Marie : la première définition que nous pourrions donner d’une expérience, c’est celle d’un essai. Une expérience, c’est un essai : on essaie quelque chose. Et ça marche ou bien ça ne marche pas. Si l’expérience est ratée, on ne peut pas revenir en arrière. On peut recommencer, on peut retenter l’expérience dans l’espoir qu’elle sera meilleure que la précédente mais on ne peut pas corriger celle qu’on a déjà vécue. Par exemple, quand un client a passé un mauvais séjour dans un hôtel, si son expérience est ratée, on peut essayer de la récupérer mais, généralement, le mal est fait. Il y a donc dans l’expérience, une notion de temps et une notion de risque : on prend un risque parce qu’on ne peut pas revenir en arrière ou en tout cas pas facilement.
Olivier : le temps est donc une dimension importante de l’expérience ?
Marie : oui, le temps peut être soit une contrainte qui ferme l’expérience soit au contraire une donnée qui la réouvre. Quand on n’a pas d’argent, on doit faire la queue. Quand on en a, on passe au fast track et on essaie de faire en sorte que l’essentiel de son temps soit du temps qualitatif. Sur un autre registre : quand les enfants sont absorbés par leurs téléphones mobiles, ils oublient de jouer. Quand les téléphones mobiles sont interdits, ils redécouvrent le plaisir d’être là et de prendre le temps de ressentir des choses. Et puis la notion d’expérience change avec le temps. Avec l’âge, avec la répétition et avec la société, ce qui avait du sens hier n’en a plus forcément aujourd’hui. Il y a quelque chose d’évanescent, de provisoire dans l’expérience.
Ce qui est important c’est surtout de faire vivre un bon moment, que dès l’arrivée dans un hôtel notamment, il y ait une architecture, un design qui flatte l’individu, le mette en valeur, comme s’il était remercié de sa présence.
Tout part du détail et c’est l’addition de détails positifs qui fera du séjour, du diner un moment d’exception ou de déception : l’ergonomie d’une chambre, le confort d’un lit, la qualité de l’accueil et de l’originalité , l’harmonie ou parfois le grand classicisme d’un lobby ou d’un salon…
Olivier : tu vois d’autres dimensions importantes dans l’expérience ?
Marie : probablement la nouveauté. L’expérience, c’est quelque chose que je n’ai pas l’habitude de faire. Aujourd’hui, les choses ne sont pas remises en question. Pas vraiment en tout cas. A quelques rares exceptions près, les spas n’ont pas changé de tête depuis 20 ans, le rituel est toujours le même. Les musées sont toujours de longues lignes d’accrochages de tableaux avec une minuscule étiquette qu’on a du mal à lire. Rares sont les endroits qui bousculent les conventions et les sens comme Secret Cinéma à Londres, par exemple, dont la qualité est très impressionnante. Ou bien comme Aire à Barcelone qui réinvente le SPA. La notion d’expérience ne peut pas se contenter d’être un mot à la mode. Les gens qui veulent réellement faire de l’expérience doivent réaliser qu’il s’agit là d’une démarche intellectuelle ardue, pas juste de trois coups de pinceaux sur une déco. Le concepteur d’expérience est un metteur en scène et comme tous les metteurs en scène, il doit ouvrir de nouvelles perspectives.
Olivier : c’est la démarche qui a été celle des équipes qui ont travaillé à la rénovation de l’hôtel de Crillon ?
Marie : oui, complètement, Aline d’Amman l’Architecte en charge des rénovations a proposé au propriétaire une démarche exigeante et ce dernier a accepté de jouer le jeu*
Olivier : quand tu parles de démarche exigeante, tu peux nous donner des exemples ?
Marie : et bien, pour commencer, la majorité des projets n’engage généralement qu’un seul décorateur. Le Crillon en avait 4 à temps plein. Et ce n’est pas juste de l’esbroufe, ça se ressent jusque dans les moindres détails. Les gens n’y prêtent pas forcément attention au premier abord mais, en réalité, la majorité des pièces de décoration sont des pièces uniques ou bien de toutes petites séries. Quand au choix des matières, il est extrêmement recherché. Les choses n’ont pas été faites à l’économie. Et c’est d’ailleurs tout l’intérêt du marché du luxe en termes d’expérience : le luxe a les moyens financiers et l’audace, parce que c’est dans son ADN, de tester de nouvelles options et de rechercher de nouvelles possibilités, toujours plus qualitatives. A condition de ne pas s’empoussiérer dans un luxe trop traditionnel.
Olivier : finalement, l’expérience, c’est quoi ?
Marie : c’est du travail.
* les achats de mobilier sont faits à partir des prescriptions des architectes, architectes d’intérieur, designers, décorateurs selon les cas. Pour l’hôtel de Crillon la Direction artistique de l’aménagement intérieur était confiée à Aline Asmar d’Amman, Agence d’architecture Culture in Architecture qui a spécialement créé une équipe pour ce palace composée de Karl Lagerfeld, Tristan Auer, Chahan Minassian et Cyril Vergniol