Adrian : Bonjour Céline Voisin, tu es directrice de collection aux éditions Lapin et tu édites des BD qui traitent notamment des sexualités, de la communauté LGBT+, de diversité… Tu nous parles de ton parcours? Comment tu en es venue à l’édition de BD?
Céline : Le point de départ, c’est la campagne. J’ai grandi dans le Perche et j’ai développé très tôt le goût de la contemplation, des paysages. Et puis plus tard, de l’image, du cinéma, de la lecture et de la bande-dessinée. On pourrait voir ça comme un amour pour la fiction, pour tout ce qui me permettait d’imaginer, de voyager.
Au lycée je me suis épanouie en prenant l’option cinéma et arts plastiques. J’y ai appris l’analyse de l’image, mais aussi la création artistique. Je me suis ensuite dirigée à Paris vers des études de cinéma à l’université, mais il me manquait le texte en complément de l’image. J’ai donc décidé de suivre le parcours classique d’une prépa lettres pour combler ce manque. J’ai cependant arrêté ce cursus en fin de 2ème année pour rejoindre une licence de lettres modernes appliquées qui mélangeait les lettres et des débouchés professionnels créatifs. C’est là que j’ai choisi la bande dessinée.
« C’est ce qui me correspondait le plus, de pouvoir allier image et texte sans devoir choisir l’un au détriment de l’autre. »
À l’époque, ça commençait à bien remuer en BD, les auteurs expérimentaient tellement, et je me suis dit qu’il y avait moyen de faire quelque chose d’intéressant. À la fin de ma prépa, j’ai commencé par faire un stage aux éditions Lapin, qui n’étaient alors qu’une petite maison d’édition avec 2 titres. J’y étais en qualité de représentante auprès des libraires. C’était une catastrophe ! Personne ne connaissait la maison évidemment, les formats à l’italienne (en mode paysage) ne les intéressaient pas… On était confrontés à la frilosité des professionnels, et à leur mépris aussi parfois, c’était une entrée en matière très réaliste.
J’ai poursuivi ensuite dans la section marketing chez Casterman à Bruxelles. J’y ai découvert une vision plus commerciale du métier.
« Ça a été fondamental pour moi de ne plus voir la BD uniquement comme une oeuvre culturelle, mais aussi comme un produit. »
C’est un aspect à prendre en compte même s’il ne doit pas primer sur le côté artistique. Ça a structuré ma vision : c’est mieux si ça marche, mais ça ne doit pas être le principal non plus.
Je suis ensuite passée par les Humanoïdes associés, sous la direction de Camille Thélot-Vernoux. C’était une directrice géniale, très chaleureuse, empathique et passionnée mais aussi rigoureuse. Elle m’a beaucoup appris sur les rouages du métier. En plus à cette époque, on rééditait pas mal de BD érotiques, une première approche du thème de la sexualité que je traite avec mes auteurs aujourd’hui.
Ma dernière expérience était chez Actes Sud BD. Là, j’étais en charge de l’édito mais aussi du blog d’Actes Sud BD et d’interviews avec les auteurs. J’en garde une notion de livre comme bel objet artisanal, qui ne doit pas se faire dans la précipitation, mais aussi une approche de la BD sensible et délicate. Je suis finalement revenue travailler chez lapin, en freelance d’abord car j’aimais enseigner à côté.. puis il y a 3 ans Phiip m’a confié ma collection et j’y suis maintenant à plein temps.
J’avais au tout début une petite collection avec Phiip, le directeur, qu’on a nommée “Ascenseur pour le pilon“. Elle m’a permis de faire mes gammes. C’était une collection très classe, avec des couvertures à pantones métallisés, un beau papier, mais on savait très bien qu’elle ne rapporterait pas forcément d’argent. (Dans l’édition, on envoie les livres invendus au pilon, la broyeuse qui va permettre de recycler le papier, d’où le nom de la collection.) C’était une belle expérience grâce à laquelle j’ai pu me confronter à toutes les étapes de mon futur métier, en touchant vraiment à tout (fabrication, graphisme, budget, promo, événementiel, etc.). C’est une chance d’avoir eu cette opportunité, elle m’a permis aujourd’hui de mieux maîtriser ma collection actuelle.
« C’est aussi l’avantage de bosser dans une petite structure. On a l’occasion d’être sur tous les fronts et d’avoir une vision globale des projets. »
Adrian : C’est quoi être directrice de collection en édition? Tu nous parles de la tienne?
Céline : Je commence par déterminer les projets qui ont du potentiel parmi ceux qu’on me présente. Je ne cherche pas de BD classique, cucul ou premier degré.
J’essaie de trouver un équilibre de ton et d’univers entre mes auteurs. Certains sont plutôt torturés, intenses, d’autres ont un militantisme plus posé, d’autres sont plus factuels, ou sensibles, d’autres plus cyniques… C’est ce qui fait la richesse de la collection et qui permet de toucher des publics aussi variés.
« Il est nécessaire que l’auteur apporte son regard sur le monde, que ça nous amène quelque part. »
Ensuite j’accompagne les auteurs tout au long du processus, avec beaucoup de corrections, des conseils… On fait beaucoup d’allers-retours jusqu’à ce qu’on tombe d’accord. L’idée n’est pas de les brimer dans leur créativité mais de leur donner un point de vue extérieur et pertinent. Je m’efforce d’avoir une vision universelle du projet, à la fois en tant qu’éditrice et lectrice. Je veille par exemple à ce qu’il n’y ait pas de problème de compréhension pour un lecteur peu habitué à la BD. Il ne faut pas non plus que la BD soit un délire personnel qui ne trouve pas son public. Il faut pouvoir transmettre des émotions, un univers…
« Pour être directrice de collection, il me semble aussi important de très bien connaître mes auteurs. «
La proximité est primordiale à mes yeux. Avant de travailler avec eux, je les rencontre pour saisir qui ils sont, cerner leur personnalité. Ça nous permet de travailler bien mieux et bien plus vite par la suite. Une fois la BD créée, on s’occupe aussi de déterminer une date de sortie qui fasse sens. Le vrai sexe de la vraie vie de Cy a été un gros succès à Noël. Pour 40 LGBT+ qui ont changé le Monde de Florent Manelli, on a choisi de la sortir au mois de juin, comme c’est le mois des fiertés et les 50 ans de Stonewall. Il y a là un côté marketing, mais surtout une question de cohérence. On va aborder ces thématiques plus que d’habitude en juin, autant en profiter et apporter notre pierre à l’édifice.
La ligne éditoriale des Editions Lapin avant mon arrivée c’était de l’humour brut, absurde, trash et politique. J’ai décidé d’y apporter en parallèle une touche plus sensible avec ma collection, en suivant toutefois l’idée de militantisme, de bousculer et d’aller là où ça grince.
Aujourd’hui ma collection n’a toujours pas de nom. On peut y voir des thématiques récurrentes, par exemple les sexualités. Mais je n’ai pas voulu la définir comme telle, parce que selon moi nommer c’est enfermer. Si je décidais de la nommer « Féminisme », « LGBT+ » ou « Sexualités », je fermerais la porte à des projets qui n’entrent pas dans ces cases. Ce serait réducteur quand ce que je prône avant tout, c’est l’ouverture, l’inclusion et la diversité. C’est une collection qui doit apprendre l’Autre. J’ai été professeure, et je ne considérais pas ce métier comme une simple transmission de données. Il s’agissait pour moi de remettre en question les visions confortables, arrêtées des élèves.
« Quand on donne aux gens ce qu’ils attendent, ils ne progressent pas. »
Cette conception des choses se traduit aussi dans ma collection. Je veux montrer les choses sous des angles différents, ouvrir les perspectives des lecteurs. On sait bien que l’ignorance et la bêtise conduisent à la méchanceté et à la violence. Si je peux à mon niveau faire évoluer les pensées de quelques personnes, je m’estime heureuse.
Adrian : Quels rapports y a-t-il entre l’édition papier et internet?
Céline : Les deux sont liées chez Lapin. On a déjà des auteurs qui publiaient sur des blogs ou des sites comme Cy ou Quentin Zuttion sur Madmoizelle.com, Marc Dubuisson publie Ab Absurdo sur le web… Phiip adore découvrir de nouveaux auteurs sur le net. Et puis les Editions Lapin sont à l’origine un portail de webcomics. On y trouve encore aujourd’hui dans les 40000 strips disponibles gratuitement . L’édition papier est arrivée après, pour sortir dans un premier temps ces strips que les gens connaissaient, aimaient et voulaient posséder en réel. D’où l’intérêt aussi de faire un effort sur le tirage, que ce soit un beau livre. Mais selon moi, on ne peut pas se contenter de publier des BD déjà parues sur internet. Il faut de l’inédit pour qu’il y ait un intérêt à acheter l’objet.
« Le site internet tease et fidélise les lecteurs.«
Et puis internet nous sert aussi de librairie en ligne, qui occupe de plus en plus de place dans nos ventes. Ce qui n’empêche pas les libraires de rester importants. Maintenant qu’ils nous connaissent et nous font confiance, ils sont nos meilleurs représentants auprès du public.
Adrian :Tu nous parles du projet 40 LGBT+ qui ont changé le Monde ? Comment es-tu intervenue dessus?
Céline : Quand Florent Manelli est venu me présenter son projet, j’ai tout de suite accroché. Ça ressemblait un peu aux Culottées de Pénélope Bagieu qui faisait le portrait de féministes. Une façon de vulgariser le sujet, de le découvrir par le biais de la BD. Mais on ne voulait pas suivre la même veine toute en BD. On ne pouvait pas rendre hommage à ces personnes avec des bulles, mais on voulait une très grande partie illustrée.
« C’était un projet problématique de base, mais il fallait le faire. »
Dans la première version que Florent m’a présentée, on avait une courte biographie à gauche et à droite un portrait dessiné. Je lui ai dit que j’aimais beaucoup son projet, mais qu’il allait devoir creuser le sujet plus en profondeur. Des centaines d’heures de recherches et d’illustrations supplémentaires de la part de Florent ont été nécessaires. Mon rôle est d’être exigeante envers mes auteurs, de les aider à aller plus loin quand le sujet l’exige et quand je sens un potentiel fort.
Adrian :Comment tu te retrouves en tant que femme hétéro à éditer des BD LGBT+?
Céline : Je me suis questionnée sur ma légitimité à accompagner des auteurs qui traitent de ces sujets. En tant que femme hétérosexuelle, je n’ai jamais subi d’attaque homophobe. Je n’ai pas fait face à tout un tas de problématiques auxquelles sont confrontés les membres de la communauté. Mais je pense que justement parce que je suis hétéro il y a une pertinence à relayer le message. A ne pas être exclue de la communauté. Ma collection n’est pas estampillée LGBT+ parce que je ne veux pas non plus exclure les hétérosexuels ou cisgenres de mes auteurs ou des sujets qu’on aborde.
« Au contraire, l’idée c’est de rassembler les gens. »
La génèse du projet 40 LGBT+ de Florent Manelli est intéressante à ce sujet. Quand on a parlé du projet avec Phiip, on a halluciné car on ne connaissait que 3-4 personnes sur la soixantaine d’activistes LGBT+ décrits. Cette méconnaissance du sujet, chez les homos ou les hétéros d’ailleurs, était le plus fort des arguments pour l’éditer. J’ai dû moi aussi me mettre au niveau, pour pouvoir vérifier les dates, les références, les définitions… C’est un sujet à prendre avec des pincettes. C’était très délicat de proposer un lexique dans le livre par exemple, parce que la définition des choses peut faire que certaines personnes se sentent exclues.
Le livre à été relu par plusieurs lecteurs, transgenres, homosexuels… pour heurter le moins de gens possible. L’utilisation du mot « tolérance » par exemple a été problématique. A priori c’est un beau mot. Mais il implique qu’on accepte quelque chose qui nous dérange. C’est assez mal venu de l’employer dans un projet comme celui-ci…
Adrian : Comment on aborde l’édition de BD de cul ?
Céline : Avec Cy, nous voulions un angle pédagogique et cool, un peu comme le Guide du zizi sexuel de Zep mais plus sérieux quand même, pour les 15-30 ans. C’est-à-dire pour ceux qui sont réellement confrontés à l’expérimentation sexuelle, ou à l’approfondissement et l’évolution de leur sexualité. Et on aimait l’idée de proposer une vision déculpabilisante, à l’opposé de la majorité des pornos.
« Célébrer le sexe en toute simplicité et authenticité, mais aussi dans sa diversité et sa maladresse. »
Avec d’autres auteurs, comme avec Quentin Zuttion, le sexe est plus surréaliste, plus sensuel et violent. Avec Shyle, le sexe a un aspect gourmand, curieux et romantique, le genre y est flou et magnifié. La diversité des univers permet de montrer le sexe sous toutes ses formes et je suis fière de ce que l’on propose. Je ne suis pas une militante du sexe. On ne donne pas d’injonction à le pratiquer aux lecteurs, mais il nous semble important d’en parler, de le désacraliser, de lui rendre un aspect plus quotidien et naturel.
On vit une époque où on se libère de plus en plus sexuellement. Lors de mon passage chez les Humanoïdes associés, on ressortait des BD d’Alex Varenne ou Milo Manara. Ma mission était drôle car les bulles de dialogue de l’époque étaient placées de telle façon qu’elles recouvraient les pénétrations ou les dessins de sexes masculins. J’étais chargée de déplacer ces bulles pour faire réapparaitre les dessins, et donc de lever cette censure hypocrite, quand on pouvait voir les femmes nues sans problème à l’époque. Aujourd’hui, deux thèmes qui me plaisent se développent beaucoup en BD : la vulgarisation scientifique et le cul. Et c’est tant mieux.
« Si on peut éduquer les gens par la BD pourquoi se priver ? «
Il faut toutefois faire attention à quelques détails quand on édite des BD de cul. Ce dont on traite ne soit pas dégradant pour les personnages, pas caricatural, pas « facile ». Faire du cul ne doit pas juste être un sujet attirant, le cul doit servir avant tout à montrer « l’humain derrière la bite », le rapport à soi et à l’autre, pour que les personnes s’y retrouvent, se comprennent.
« Alors que les extrémismes gagnent du terrain, on sait que les minorités sont les premières à être menacées… »
Adrian : Comment tu vois la communauté LGBT+ ?
Céline : Il y a énormément de voix différentes qui osent prendre la parole aujourd’hui. Beaucoup de combats à relayer, de messages que les éditeurs, auteurs, journalistes et autres peuvent faire entendre. De mon côté j’aide les auteurs qui veulent en parler, j’aide des membres de cette communauté. Mais je n’ai pas la prétention d’aider la communauté elle-même, je fais ce que je peux avec les moyens que j’ai.
Les choses évoluent vite et on essaie de donner à voir le plus possible, avec 3 à 4 livres par an dans cette collection. L’autre contrainte de l’édition est qu’on a toujours un décalage entre le moment de la réalisation de l’ouvrage et sa parution (quelques mois voire un ou deux ans parfois). Mais quand on voit l’actualité, je sais que les livres de ma collection ont du sens et sont importants. Alors que les extrémismes gagnent du terrain, on sait que les minorités sont les premières à être menacées tout comme les libertés sexuelles. C’est pourquoi il est essentiel de montrer la différence, pour déjouer la peur qui est souvent à l’origine de ces comportements.
Adrian : Tes prochains projets à paraître?
Céline : On sort la BD de Quentin Zuttion, l’auteur de Chromatopsie qui s’appelle Sous le lit. Une histoire de rapport non protégé et de la peur de se faire dépister qui s’ensuit. Toujours sur ces thématiques de sexe donc… Et bien entendu 40 LGBT+ qui ont changé le monde de Florent Manelli, les deux livres sortiront au mois de juin 2019.