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Biais cognitifs & Nudging : que révèlent-ils sur votre entreprise et sur son incapacité à créer de véritables passerelles avec les usagers ?

Les biais cognitifs vous amènent à ne plus écouter vos utilisateurs

Définition des biais cognitifs : les raisonnements humains ne sont pas des raisonnements rationnels

De quoi parle-t-on lorsqu’on parle de biais cognitifs ?

Dans les années 70, Daniel Kahneman et Amos Tversky, deux psychologues cognitivistes spécialisés dans la théorie des jeux et dans les mécanismes de prises de décisions tentent de comprendre pourquoi les humains prennent des décisions irrationnelles.

Le sujet est assez nouveau voire subversif à l’époque puisque la majorité des grandes théories économiques avait alors tendance à considérer les humains comme des individus rationnels.

Prenons un exemple : vous achetez une voiture. Les économistes avaient tendance à penser que votre comportement était rationnel, c’est à dire fondé sur une décision éclairée. En tant qu’acheteur, vous prenez de l’information et vous tentez de maximiser vos chances. Par exemple, vous allez comparer la consommation de carburant des deux voitures et vous allez avoir tendance à pencher vers celle qui consomme le moins. Ou bien, vous allez évaluer l’impact social de votre nouvelle voiture et vous allez avoir tendance à privilégier la voiture qui vous donne une bonne image et qui fait de vous un bon parti aux yeux des voisins.

Dans tous les cas, la décision est considéré comme « rationnelle » puisque vous avez pris de l’information et vous avez tenté de parier en suivant des critères objectifs de production. Vous vous êtes inscrit dans un référentiel structuré afin de prendre la décision la plus logique et la plus efficace possible.

Kahneman et Tversky lors de la remise de leur prix Nobel d’économie

À cela Khaneman et Tversky vont apporter deux nouveautés classiques de la théorie des jeux :

Les biais cognitifs : une évaluation intuitive et rapide de la réalité dans un référentiel de survie

Afin de vous permettre d’évaluer une situation de façon rapide, c’est à dire sans perdre trop d’énergie tout en atteignant un résultat satisfaisant, la nature nous aurait donc « pré-câblés », nous et les autres animaux, avec des sortes de schémas de pensée en pilote automatique et qui nous permettent de nous tirer avantageusement de la plupart des situations.

Ainsi, ces biais cognitifs recouvrent tous les domaines de la survie :

Wikipedia fournit ici un codex assez bien détaillé des différents biais.

Épistémologie des biais cognitifs : les biais cognitifs ? Une bonne chose ou une mauvaise chose pour l’intelligence humaine ?

Sur ce point, deux chapelles s’affrontent :

Le documentaire Netflix Coded Biais met en exergue comment nos biais cognitifs affectent le développement des algorithmes.

Les biais cognitifs : une perception liée au système de productivité économique

Personne ne veut jamais parler de politique parce que cela oblige les gens à dévoiler leurs désirs, leurs camps et leurs passions mais pourtant la politique est l’essence de l’humanité, c’est l’organisation de la cité et même en science elle est là, partout, toujours et tout le temps.

Les sociétés humaines sont composées de groupes contradictoires qui se bousculent, luttent et se déchirent et il est toujours important de replacer un sujet dans le champ politique pour comprendre ce qui l’anime.

Dans notre cas, les biais cognitifs sont des outils et en tant que tels, ils servent la stratégie de groupes antagonistes. Il nous faut donc comprendre qui ils servent pour comprendre à quoi ils servent : un outil n’existe jamais tout seul dans les nuages, il est le moyen d’un groupe qui s’en sert pour arriver à ses fins.

Les biais cognitifs ne sont pas exempts de politique. Pour les comprendre, il faut comprendre le système politique dans lequel ils s’insèrent.

D’ailleurs, ce qui est amusant, c’est comme un comble : les biais cognitifs sont eux-mêmes les victimes de biais dans la façon dont les société les voit et les utilise.

Il existe aujourd’hui, à mon sens, du point de vue de la sociologie et de la philosophie politique, 3 angles à considérer.

Les biais cognitifs signent une peur panique de l’erreur dans un système Tayloriste

Premier angle, la peur de l’erreur dans un système de plus en plus productiviste, de plus en plus tactique au détriment de la stratégie, de plus en plus technique au détriment de la pensée (Philippe Baumard, dans son livre le vide stratégique, en parlera bien mieux que moi), l’erreur est de moins en moins acceptable. Il faut que les usines tournent, il faut que la production avance, il faut que l’innovation « délivre » selon le néologisme anglais. Mais il ne faut en aucun cas qu’il y ait de crise ou de baisse de production. La crise n’est pas une option, la crise n’est pas pensable. Cette vision néolibérale en gestation depuis les années 20 n’est arrivée à pleine maturité que très récemment, depuis le début des année 80. Elle n’a, au fond, qu’une 40 aine d’années. Encore, dans les années 70, il était possible de penser et de créer. Les métiers du luxe vous disent par exemple : « on n’attendait de nos shooting photos qu’une ou deux photos réussies, des photos d’art. Aujourd’hui, il leur en faut 42 par shooting, sans vision, totalement contrôlées par la marque, le photographe n’est qu’un exécutant dont la vision ne compte pas, un ouvrier spécialisé. On fait juste du shooting produit pour vendre, pour les actionnaires. Il n’y a plus de designers à la tête des maisons, que des banquiers. » 

L’excellent livre de Philippe Baumard sur le vide stratégique.

L’idée ici n’est pas de dérouler un pamphlet contre le capitalisme, d’autres s’en chargent déjà fort bien, notre métier en tant que psychologues et sociologues et simplement de regarder les faits : l’erreur est devenue un problème. Moins de temps, plus de ventes, pas d’erreurs acceptée. Le modèle Amazon en somme. Je vous laisse consulter les nombreux livres de confrères érudits qui existent sur le sujet de l’hyper-croissance, à commencer par Quinn Slobodian avec son livre les Globalistes ou bien encore Mathieu Van Criekingen avec sa délicieuse analyse de la gentifrication. 

Comprendre les biais cognitifs n’est donc pas de la science dans ce référentiel, il ne s’agit pas d’en délivrer l’humanité, mais bien plutôt de s’assurer que l’ouvrier commet le moins d’erreurs possible : l’idéologie des biais cognitifs est une nouvelle forme de Taylorisme : on s’assure que vous pensez bien pour que vous travailliez bien. En d’autres termes, peu importe votre épanouissement personnel, on vous libère des biais cognitifs non pas pour vous mais pour mieux servir l’organisation. Thierry Jobard en parle très bien dans son essai Contre le développement personnel.

Pourtant, l’erreur est saine dans un système : c’est elle qui permet de comprendre comment il marche. En se tapant dans le mur, on comprend où il se trouve.

Les biais cognitifs sont le nouveau nom de l’influence de marque. Au détriment du marketing noble et intelligent, celui qui cherche à fournir de la valeur.

Deuxième angle : l’influence. Le biais cognitif est le nouveau nom de l’influence. Combien de jeunes markéteurs se vautrent dans des publications du type, je cite « Manipuler les utilisateurs pour les convaincre d’acheter tout ce que vous voulez à l’aide des biais cognitifs ». Alors, des fois, c’est un peu plus subtil mais, en règle générale le fond est le même : en comprenant l’endroit où les usagers sont « faibles », on va pouvoir rentrer, on va pouvoir les « violer », on va pouvoir les forcer, ces moutons et leur faire le portefeuille. Herbert Marcuse aurait parlé de « mobilisation méthodique des instincts humains pour les rendre dirigeables dans un contexte marchand ». Et cela pose plusieurs problèmes :

Crédit Photo : Sharketing Média

Les biais cognitifs et leur avatar, le nudging, sont le nouveau nom des sociétés disciplinaires et des sociétés de contrôle :

La notion de société disciplinaire apparaît dans les années 70 dans les écrits de Foucault et Deleuze.

Pour dégrossir rapidement le concept, on pourrait dire qu’un état tend à rechercher la gouvernabilité de ses citoyens. Au sens de Marx, un pays est constitué de groupes antagonistes et l’état va tenter de contenir et de maîtriser l’ébullition de ses constituants populaires afin d’éviter que le pays ne se déchire et ne tombe en morceaux.

Évidemment, Foucault n’est pas naïf et se pose dans ce contexte la question de savoir qui est vraiment l’état et de qui il sert les intérêts : la population ? La classe dominante ? L’élite ? L’administration ?

Mais dans tous les cas, des outils de coercition vont être mis en place : police, justice, lois, amendes, médias…

Ainsi, dans les sociétés disciplinaires, typiquement, celles de Napoléon, les gens sont placés dans des endroits fermés afin d’être encadrés : école, armée, hôpitaux, prisons, ateliers, usines…

Mais Deleuze pointe que ces sociétés disciplinaires atteignent leurs limites au XXième siècle : en effet, enfermer les gens pour les diriger ne sert plus à rien, au contraire, c’est contre-productif. On discute dans les écoles, on fait grève dans les usines, on s’organise dans les ateliers… En enfermant les gens au même endroit, on les amène à se parler.

Selon Deleuze, l’état bascule alors des sociétés disciplinaires napoléoniennes aux sociétés de contrôle à l’intérieur desquelles l’influence compte plus que l’enfermement : inutile de placer les gens en prison si on peut les influencer par les médias (Cf. Guy Debord et la société du spectacle) ou bien si on peut les contrôler en modifiant l’organisation de la société. Par exemple, si tout le monde est en confinement et en télétravail, il est beaucoup plus difficile aux gens de se parler et de s’organiser. On les isole, on les désorganise et d’ailleurs, ils deviennent dépressifs.

Dans ce cadre, les biais cognitifs deviennent une stratégie d’influence et de contrôle :

On voit bien ici comment le biais cognitif est en réalité l’autre nom de la résistance à abattre. Barbara Stiegler en parle très bien dans ses conférences.

Biais cognitifs et nudging : pourquoi souhaitez-vous tant les utiliser ? Qu’est-ce qui vous attire si fortement dans leur principe ? La raison : l’échec de vos stratégies commerciales

Sur l’ensemble des études que nous menons en interne, nous nous rendons compte que l’idée du biais cognitif surgit toujours chez les clients au même endroit et au même moment : quand vous êtes en échec.

La réponse a toujours la même forme : « je me suis cassé.e la tête sur le problème dans tous les sens sans jamais arriver à le résoudre. Les clients n’ont pas de porte d’entrée. On n’arrive pas à les convaincre. La seule arme qui me reste, c’est le nudging pour forcer un peu les choses ».

On voit bien que les chefs de projets qui souhaitent avoir recours au nudging via les biais cognitifs le font toujours :

Vous disposez alors de deux marges de manoeuvre :

Alors, du coup, quel bon usage peut-on faire des biais cognitifs et du nudging ? Le négocier démocratiquement.

Si vous avez lus nos articles, vous savez bien qu’à l’agence, nous ne sommes absolument pas partisans du nudging.

Pour nous, le nudging est le signe de l’échec de votre écoute client : il est le signe que, n’ayant pas bien écouté vos utilisateurs, vous persistez dans votre volonté de poursuivre sur votre route, quitte à leur passer sur le corps. Et ils se défendront avec raison.

Et le nudging est également pour nous le signe d’une absence de travail d’imagination : le signe que vous n’avez pas pris le temps de penser à une façon plus diplomatique et plus enjouée de vous lier à vos clients.

Mais nous ne vous jetons pas la pierre : après tout quand on met des dos d’ânes près des écoles, on nudge. Et c’est bien. Pourtant, on manipule… Alors où est la limite éthique ?

Pour nous, cette limite se trouve dans la prise de décision consciente et concertée, démocratique : quand l’Australie bannit des bouteilles de bière qui, jetées dans le bush, effondrent une population de scarabées en raison d’un biais cognitif qui les poussait à s’accoupler avec les packaging plutôt qu’avec leurs femelles, on prévient un problème grave. Et c’est bien.

Mais, dans le même temps, on ne demande pas l’avis des scarabées en question. Aux yeux des politiques publiques, ils ne restent « que des animaux » qu’on considère trop bêtes pour réfléchir par eux-mêmes et qu’on sauve de leur propre bêtise.

Et bien le risque, c’est de faire la même chose avec les humains. Et c’est ce qui se passe la plupart du temps quand des biais cognitifs sont utilisés pour nudger : on retire l’assentiment démocratique. On décide à la place des gens qui seraient trop bêtes pour se sauver eux-mêmes.

La découverte de Kahnemant et Tversky, à savoir que les sujets sont irrationnels, sert de plus en plus à justifier l’idée que les gens seraient bêtes et qu’il faut donc les contrôler.

Mais « irrationnel » ne veut pas dire idiot. Et les gens n’ont pas besoin d’être contrôlés.

Comme le disait Guillaume Dustan lorsqu’il faisait face à Actup durant les années SIDA : « le fait que vous vouliez me protéger de l’épidémie de SIDA, ne vous donne pas le droit de contrôler ma vie et ma sexualité ».

Ce qui fait la différence, c’est quand les dos d’âne ont été décidés par la collectivité. Par assentiment de bon sens, démocratique. Après un vrai processus de réflexion contradictoire pour le bien commun.

Le cas des biais cognitifs des Jewel beetles en Asutralie
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