Pour beaucoup de concepteurs, le design UX consiste à faire des interfaces lisses exemptes de tout point de douleur. Mais est-ce là un préjugé ? Pourquoi un produit avec des limites et des défauts serait-il forcément radicalement mauvais ?
Utilisons les Sciences Humaines, la Recherche Utilisateur et l’UX pour éclairer la façon dont un produit s’avère en réalité beaucoup plus complexe qu’une simple paroi lisse et souriante pour les utilisateurs. Qu’est-ce que Marx, auteur classique en Sociologie, peut nous apprendre sur le sujet.
1- Quelques clichés à combattre sur le Marxisme :
- Comme nous le précisions déjà dans notre article sur l’Uberisation de la société, ceux d’entre vous qui ne connaissent Marx que de réputation l’assimilent d’emblée au père d’un communisme répressif, réducteur et dictatorial qui est en fait l’oeuvre de Staline.
- Entendons nous bien, si Marx était incontestablement un homme de gauche engagé dans les luttes ouvrières, il était avant tout un sociologue passionnant et un économiste brillant. Ses thèses ont largement influencé la Sociologie du XXème siècle et il est aujourd’hui redécouvert par des Sociologues de pointe comme Berverly Tatum Daniels aux Etats-Unis qui s’en servent pour explorer le sort des minorités afro-américaines (in « Why are all the black kids seating together in the cafeteria« ).
- Mais aussi, et c’est le paradoxe, par les économistes modernes qui trouvent dans ses thèses certaines explications aux crises qui secouent notre économie. En effet, l’oeuvre de Marx est d’abord une tentative de décrypter les rouages du capitalisme afin d’en réduire les inéquités. Projet louable même si ses conséquences pratiques se sont avérées plus discutables.
2 – Marx et la Sociologie de la connaissance :
- Si Marx a fortement influencé l’économie et la politique du XXème siècle, il était avant toute autre chose un Sociologue. Marx était convaincu que l’économie n’est rien de plus que l’expression concrète d’une société et que l’une ne pouvait se comprendre sans l’autre. Pour Marx, l’économie n’existe pas indépendamment de la société. Ce n’est pas un phénomène à part. C’est la société qui produit des phénomènes économiques. Et à ce titre, il est intéressant de comprendre comment elle les sécrète.
- Marx a par conséquent beaucoup écrit sur ce que nous appelons aujourd’hui la « Sociologie de la connaissance ». C’est à dire la façon done l’humanité produit de la culture et des idées. Explorant au passage des notions aussi importantes que « D’où les idées émergent-elles ? », « Qu’est-ce qui les produit ? », « Comment ? », « Est-ce l’affaire d’un seul homme ? », « Est-ce un contexte social qui les pousse au premier plan ? »
3 – C’est l’obstacle qui crée la prise de conscience et l’intelligence :
- A force de travaux sur la genèse des idées, Marx finit par théoriser un mécanisme qui lui paraissait expliquer comment les concepts sont produits par les humains : le Matérialisme Historique. L’idée fondamentale de Marx consiste à dire : « Les idées n’apparaissent pas de nulle part, comme par magie ou par genèse spontanée, elles sont produites par des gens et par des organisations qui les sécrètent ».
- Pour Marx, les individus comme vous et moi sont pris dans une nasse de contraintes à la fois sociales et physiques qu’ils ne peuvent dépasser. Nous n’avons qu’une emprise partielle sur elles et nous nous contentons généralement de les subir. C’est le cas du climat, de la géophysique, de l’organisation du Pays, de la CSP de nos parents, de notre niveau d’éducation et ainsi de suite.
- Or, pour Marx, concept très proche de celui de Piaget, la genèse de la connaissance est une adaptation (au sens Darwiniste ou plutôt Lamarquiste du terme) qui nous permet de nous défendre face à la pression de l’environnement.
- Prenons l’exemple des Vikings. L’idée du pillage n’apparaît pas chez eux par genèse spontanée. Nous savons qu’à certaines époques, ils s’avèrent trop nombreux ou peut-être la nourriture a-t-elle manquée dans les pays nordiques. Du coup, si on suit Marx, le pillage est probablement une contre-réaction à l’environnement : en quête de ressources qui leur manquaient, les Vikings sont allés les prendre là où elles étaient disponibles. Le pillage est une adaptation, une survie.
4 – La connaissance est un mécanisme de défense :
Ce que Marx nous explique en réalité, c’est que nous vivons sur un pré-supposé : l’histoire n’est probablement pas un progrès constant.
- Nous avons probablement l’impression d’une linéarité par ce que notre ontogenèse est basée sur l’accumulation des connaissances : nous sommes qui nous sommes parce que nous accumulons des souvenirs. Nous portons les marques du passé, nous sommes, en tant qu’individus, l’addition et l’édification de nos souvenirs. Mais ce n’est pas parce que nous accumulons les souvenirs et que nous nous affinons que, pour autant, l’histoire suit le même mouvement.
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Marx nous dit, cette idée que l’humanité suivrait le fil constant de son amélioration est une distorsion de la perception crée par la révolution industrielle. Le progrès est une idée sécrétée et imposée par les compagnies privées pour qui l’innovation est une question de survie. En effet, dans le système capitaliste, si les sociétés ne révolutionnent pas constamment leurs moyens de production, elles disparaissent sous la pression de la concurrence. Elles ont donc du théoriser la notion de progrès, concept vital pour elles, afin de l’ériger en cet outil-maître et pervasif qu’on appelle aujourd’hui « innovation ».
- En réalité, l’idée que la connaissance s’accumule depuis toujours est une absurdité : combien de textes grecs ont disparu ? Ceux qui nous restent ont heureusement été sauvés et je dis bien sauvés de l’inquisition par de fins intellectuels comme Averroès. En fait, il est même certains points de l’histoire où les cultures semblent sombrer plus radicalement : les grecs paraissent oublier à certains endroits de l’histoire tout ce qu’ils savaient sur l’art et les amérindiens sont détruits par les espagnols.
- Si Marx ne se trompe pas (et il ne se trompe pas, nous vérifions régulièrement les thèses de ce précurseur dans tous les domaines de la Psychologie), alors, les idées émergent lorsque les individus font face à un obstacle. Concept que Rousseau développait déjà un siècle plus tôt en le théorisant sous la forme « c’est l’obstacle qui crée l’intelligence ». Par exemple, c’est parce que nous faisons face aujourd’hui à un terrorisme international que nous sommes contraints de penser les soubresauts du monde arabe. Sinon nous ignorerions simplement les problèmes pour nous consacrer à autre chose.
- La pensée et l’innovation ne sont donc pas à penser comme des progrès mais plutôt comme des émergences, des contre-réactions à un problème qui se pose et qui fait barrage. Il n’y a pas forcément toujours de direction claire à la pensée. La pensée est plutôt comme un champignon qui pousse où on ne s’y attend pas parce que le sol est rocailleux et fait butée.
5 – Pourquoi l’innovation émerge des problèmes et pourquoi le design UX doit-il intégrer des défauts ?
- Pour ce qui est de l’innovation : l’innovation n’est pas forcément l’amélioration de ce qui existait déjà. L’innovation devrait alors plutôt être pensée comme des pics d’émergence adaptatifs : à chaque génération, l’environnement et la société posent des défis et chaque génération tente de les résoudre, par contre-réaction, en utilisant les matériaux intellectuels et physiques disponibles pour les résoudre.
- Pour ce qui est du design UX et du design d’interface : si les gens réfléchissent et intègrent les choses lorsqu’ils doivent affronter des obstacles, cela signifie qu’ils intègrent probablement votre produit lorsqu’ils font face à ses limites.
- Disons le autrement : ce sont peut-être les limites et les imperfections de votre produit qui en font la valeur et qui le définissent. Comme des bords. Comme des lignes d’arrête. Le design UX ne peut donc pas simplement se limiter à faire des produits lisses. Le Design UX doit aussi apprendre à placer des contraintes.
- En effet, c’est lorsque vous ne pouvez pas faire quelque chose avec un produit que sa définition devient plus claire, que vous en percevez les contours. Ainsi, Twitter est un réseau raccourci (en nombre de caractères), les vinyles sont des objets auxquels il faut faire attention parce qu’ils raient et parce qu’ils cassent, les cassettes doivent être rembobinées et c’est pour ça aussi que vous vous en souvenez avec nostalgie.
- D’ailleurs, dès que ces aspérités disparaissent, la valeur semble se perdre : la musique n’a plus vraiment de valeur aujourd’hui parce qu’on n’en perçoit peut-être plus les contours. Tout est possible dans toutes les directions.
- Si vous faites du Design UX, vous devez intégrer cette idée simple que les limites et les imperfections de votre produit sont en fait proches du concept de Vertex que nous définissons en Psychologie Cognitive comme la ou les parties de l’objet qui portent le plus d’information. Par exemple, lorsque vous voyez une table, inutile de la stocker en entier : vous pouvez vous contenter de stocker les coins et quelques arrêtes qui vous permettent de reconstruire la forme au global.
- Les limites et les défauts de vos produits seraient donc autant d’indices de mémorisation permettant aux utilisateurs de les saisir, de les comprendre, de les délimiter et de les comparer. Un produit serait alors comme un mur d’escalade : les utilisateurs s’accrochent aux aspérités.