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Usages des jeux chez les Millenials : entreprises, sortez de la gamification

La Psychologie, la Sociologie, la Recherche Utilisateur (UR) et l’UX peuvent-elles nous aider à questionner la gamification ? A approfondir notre compréhension des usages des jeux ? Notamment chez les millenials.

La « Gamification »  est une expression que j’entends de façon plus que récurrente dans la bouche de mes élèves et de mes clients, généralement formulée à la façon d’une injonction « il faudra mettre un peu de « gamification » dans l’interface. Entendez par là : « il faudra la rendre un peu ludique, il faudra mettre en place des mécaniques qui, parce qu’elles amusent l’utilisateur, lui donneront un peu plus envie de rester ».

Tout bon Psychanalyste entendra d’ailleurs dans cette phrase une sorte de constat d’échec : si on se sent obligé de mettre « du fun » dans un produit, c’est donc qu’il doit en manquer, donc qu’on l’a mal conçu ». Ca dit aussi quelque chose sur le statut du jeu : ce n’est pas quelque chose de très sérieux, donc on ne l’a pas pris en compte dès le début, donc on en met une couche à la fin « histoire de ». En clair, on fait de la cosmétique ».

1 – Pourquoi le jeu est-il si mal pris en compte dans les projets d’entreprise ?

Deux grandes raisons à cela :

  • Dans la majorité des entreprises, il n’y a pas de compétence identifiée, de poste ou de ressource humaine qui soit spécifiquement en charge du « Game design ». Le Game Design est une chose qui n’existe -en vrai- que dans les compagnies de jeux. Dans les faits, c’est le marketing ou l’UX qui signale tant bien que mal qu’à moment donné il va falloir y penser. Mais avec quels outils ? Comment ? Généralement, personne ne sait.
  • Ensuite, puisqu’il n’y a pas de compétence certifiée, spécifiquement en charge du Game Design, le champ est laissé en friche ou plus exactement au bon vouloir des chefs de projets et de leurs inclinaisons naturelles. Dans le meilleur des cas, un(e) chef de projet issu de la génération Z, pour qui le jeu est presque un élément constitutif, comprend bien l’importance de faire une application vivante et intrigante mais, généralement, sans avoir d’outils précis ou de cadre de référence pour le faire. Dans le pire des cas, un chef de projet dont on sent bien que le jeu et le plaisir n’ont jamais été des priorités personnelles roule un sourire aigre et des yeux ironiques en précisant – l’index collé sur la table de réunion- « un truc drôle, ça va pas, on fait de l’offre pas des trucs drôles, on est pas des comiques, ça effraie le bourgeois ».
  • Pour le coup, c’est alors nous, Psychologues Cognitivistes, Cliniciens et du Développement qui versons des larmes amères à l’idée que le jeu, si constitutif de la cognition humaine, si important pour notre apprentissage et pour notre survie en tant qu’espèce n’en soit réduit qu’à un truc « drôle à la con ».

2 – Qu’est-ce que la Psychologie nous apprend sur la notion de jeu ?

Comme toujours chez Fast & Fresh, notre objectif est dépasser l’opinion personnelle des uns et des autres pour faire de la Science. Nous nous adossons à la recherche et à des modèles pour poser des hypothèses objectives et proprement formulées.

Pour comprendre le jeu, nous devons nous adosser à deux concepts fondateurs :

a – Premier concept : le conflit chez Freud.

  • Si on suit la perspective de Freud, on pourrait dire qu’on ne naît pas humain, on le devient. Pour simplifier, lorsque nous naissons, nous sommes une sorte de petit enfant sauvage. L’autre n’est pas une évidence et nous sommes naturellement portés à d’abord satisfaire nos pulsions.
  • Ainsi, toute mère sait bien que les enfants sont auto-centrés, égoïstes, inquiets de leurs propre faim, capricieux et aveugles aux préoccupations des adultes. Ce n’est pas mal en soi, c’est juste qu’ils sont à l’état brut et encore trop immatures pour comprendre et endurer des frustrations trop fortes.
  • Mais progressivement, les parents et puis la société dans son ensemble vont poser un certain nombre d’interdits (« non, ne fais pas ça »). Et c’est parce que les petits humains intègrent ces règles qu’ils peuvent être accueillis au sein de la communauté. Anna Freud souligne d’ailleurs que cette socialisation est un processus long : « grandir, c’est accepter une dose croissante de frustration ».
  • On pourrait dire que se forme au cours de ce processus, à l’intérieur de l’enfant, une sorte de « gendarme », un « limitateur », on pourrait dire pour plaisanter « une sorte de collier électrique » (le surmoi) construit à partir des interdits sociaux intériorisés et qui vous envoie des décharges électriques chaque fois que vous vous apprêtez à commettre un crime ou un larcin. C’est en quelque sorte la voix de votre conscience, une sorte de Jiminy Cricket qui vous rappelle au principe de réalité au moment où vous alliez vous adonner à vos pulsions les plus folles.
  • Freud pose que si ce « Gendarme », le Surmoi, s’oppose activement aux libres pulsions de « l’enfant loup », s’il les censure, ce n’est pas pour autant qu’il parvient à les faire disparaître. Et c’est bien là  la découverte fondamentale de la Psychanalyse : « l’enfant loup » ne disparaît pas. Il est simplement refoulé par l’individu, c’est à dire oublié ou plutôt mis entre parenthèses : il devient inconscient, il devient l’inconscient. Ce refoulement des pulsions égoïstes permet à l’enfant de faire son entrée dans la société, il fait de l’individu un être -en apparence- social mais ce renoncement n’est qu’un renoncement de façade. Le loup est en quelque sorte « enfermé à la cave » où il griffe sans cesse la porte pour sortir et par moments, il peut glisser la patte pour tenter d’attraper quelque chose au dehors.
  • Pour résumer, on pourrait dire que là où vous vous pensez « un » et où vous dites « je suis moi », la Psychanalyse vous rétorque : vous êtes double, écartelé entre un loup et un gendarme et ce que vous appelez « moi » n’est en réalité que le résultat de la lutte qui les oppose. Ce que vous nommez « moi » est une sorte de compromis qu’on pourrait qualifier d’état d’équilibre, le résultat du bras de fer, la conséquence du conflit.

b – Deuxième concept : le jeu chez Winnicott.

  • Pour ceux qui ne le connaissent pas, Winnicott, avec Mélanie Klein, sont probablement après Freud deux des auteurs les plus intéressants de la Psychologie Clinique du XXème siècle.
  • S’il s’inscrit, évidemment, dans la lignée des Travaux de Vienne, Winnicott, avec l’école anglaise, ouvre cependant la voie à des idées nouvelles. Winnicott étant pédiatre et Klein passionnée de petite enfance, ce sont des analyses d’enfants qu’ils mènent pour l’essentiel et ils écrivent, comme Piaget en Psychologie du Développement, en adoptant une perspective toute génétique. On pourrait dire qu’ils « cueillent » chez les enfants qu’ils observent les câblages cérébraux en train de se faire.
  • Du coup, Winnicott, tout comme Klein, vont ouvrir un gisement de considérations nouvelles parmi lesquelles « Qu’est-ce que l’émancipation ? » et en miroir « Qu’est-ce que l’addiction ? ». « Qu’est-ce qu’un jeu ? A quoi sert-il ? ». « Qu’est-ce que la séparation ? », « Qu’est-ce qu’un effondrement ? », « Quel est le rôle exact des doudous, ces peluches auxquelles les enfants s’accrochent et dont ils ne tolèrent pas l’absence ? ».
  • Que dit Winnicott sur le jeu dans le livre « Jeu et Réalité » 
  • Et bien toutes les analyses de Winnicott pointent dans la même direction : le jeu est un espace dans lequel les patients expriment librement ce qui les taraude. Dans le jeu, les patients ne semblent pas simplement exprimer les symptômes de leur maladie, ils semblent rejouer pleinement ce qui les travaille. Même si c’est sous une forme légèrement altérée. On pourrait presque dire en lisant les analyses de Winnicott que les patients se diagnostiquent au grand jour là où d’habitude la maladie est larvée.
  • Par exemple, quand le petit garçon à la ficelle noue les lacets de ses parents entre eux ou aux pieds de la table, quand il ne dessine de façon récurrente et obsessionnelle que des lassos, quand il attache les coussins du canapé entre eux ou bien quand il se pend par les pieds dans les arbres à l’aide d’une corde, il met en scène théâtralement la question qui le taraude, le problème qui le travaille : le lien et la la cassure du lien. On apprend en effet un peu plus tard dans l’analyse que notre petit patient avait du affronter quelques années plus tôt une séparation catastrophique d’avec la mère qui, jamais expliquée, l’avait laissée dans l’angoisse constante de voir le lien se rompre. Incapable de théoriser la rupture ou de l’extérioriser avec des mots, notre petit enfant patauge dans sa blessure et la seule façon pour lui de l’extérioriser devient de « l’acter » avec des cordes et des lacets : le lacet c’est le lien d’avec la mère, ce lien qui doit retenir les choses et qui ne les retient pas, ce lien qui pourrait casser, ce lien avec lequel il joue pour savoir s’il résiste.

3 – Pouvons-nous dès lors nous donner une définition du jeu ?

Et bien, oui, sachant tout cela, la définition du jeu devient plus claire et on peut se permettre de poser un hypothèse : le jeu, c’est – comme le rappelaient Salem & Zimmerman « un espace alternatif » :

  • Le jeu c’est d’abord un espace (un plateau de jeu, un terrain de foot, un écran de télé…), c’est une « arène délimitée » dans l’espace et le temps
  • Mais ce qui fonde réellement le jeu, c’est que les règles usuelles de la réalité ne s’appliquent pas au sein de cet espace : l’hôtel du Monopoly devient un vrai hôtel, la balle de foot devient un enjeu vital, le revolver de counter-strike devient un vrai revolver… On pourrait dire que le jeu est comme un espace de possibles, libérés, un bac à sable au sens informatique, un endroit où on peut faire, où on peut essayer
  • Dès lors, on peut définir le jeu comme suit : le jeu est un espace qui bouscule le conflit Freudien, c’est à dire l’organisation de la personnalité. D’habitude, les règles du jeu sont claires et le surmoi sait quand bloquer l’inconscient. Le surmoi sait dire ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. Le problème, c’est que dans l’espace du jeu, les règles habituelles, les conventions et les interdits sociaux ne s’appliquent plus, ils tombent. Ou en tout cas pour partie. On pourrait dire que le jeu est en quelque sorte un espace « altéré » dans lequel il est possible de donner libre cours à des pulsions qui n’étaient pas autorisées autrement. 
  • On pourrait dès lors définir le jeu comme un espace de « désactivation partielle du surmoi » dans lequel l’individu ouvre les vannes de ses pulsions tout en sachant que ce n’est possible que dans le cadre du jeu parce qu’on dérive les pulsions sur des objets symboliques : on n’aurait pas tué son voisin mais on peut tuer le personnage synthétique de counter-strike. Le jeu est donc un espace où on « trompe » le surmoi, on lui permet de devenir indulgent pour laisser l’inconscient s’exprimer (plus) pleinement. Comme dans les thérapies de Winnicott.

4 – Quelles conséquences pour les marques ?

  • Tout d’abord, cessez de croire que le jeu est une couche de vernis en fin de projet. Cessez de croire que vous allez pouvoir vous en tirer avec des « personnalisations d’avatar marrantes » et autres verroteries. Le jeu est un élément constitutif de la nature humaine : il permet de tester des possibilités qu’on ne s’autorisait pas avant en les essayent dans une « simulation » sans risque.
  • Cela veut dire que le jeu fait sens -particulièrement- dans les contextes où vous voulez que vos utilisateurs changent les règles ou essaient de nouvelles possibilités. En effet, qu’est-ce que AirBnB ou Uber sinon aider les utilisateurs à changer les règles du jeu dans une partie qui était figée et où c’était toujours les mêmes qui gagnaient ? On peut aussi le voir au sens de Rousseau et de Nietzsche : c’est l’obstacle qui oblige à réfléchir. Qu’est-ce que le jeu sinon une confrontation contrôlée à des obstacles d’une difficulté croissante ?
  • Cela veut dire aussi que, dans l’espace du jeu, puisque le surmoi est altéré, vos utilisateurs vont passer tout entier dans la croyance. L’acteur qui joue Romeo devient Roméo, l’acteur qui joue Juliette devient Juliette et vous avez envie de monter sur scène taper ce con de Tibald. Parce que les personnages incarnent vos pulsions et que, dans l’espace du jeu, vous pouvez les lâcher pleinement. C’est pour cela que vous « croyez » à la pièce de théâtre. La croyance que vous ressentez est probablement, en fait, de l’engagement pulsionnel.
  • Enfin, cela veut aussi dire que vous devez en user avec éthique : pourquoi ? Parce que, par exemple, à chaque élection, nos amis politiciens nous font « passer en mode jeu » pour nous faire croire à la pièce et nous laisser aller à l’émotion. Ils déplacent le terrain du rationnel au pulsionnel.

Olivier est le directeur de l'agence de Recherche Utilisateur & Stratégie Utilisateur Fast & Fresh. Spécialiste en comportement consommateur, il travaille avec le laboratoire de Psychologie de Montpellier 3 pour aider les marques à comprendre leurs utilisateurs et à construire de vraies relations de marques et d'entre-aide. Pas de neuromarketing chez Fast & Fresh, nous ne pensons pas que brutaliser vos utilisateurs pour vendre des produits soit la bonne solution.